Éthique 1 Commentaire Propositions 1 à 36
Par cause de soi, je comprends ce dont l’essence implique l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante.
------------------------------------La notion selon laquelle quelque chose pourrait être cause d’elle même est très controversée.
Cette ouverture de l’Éthique semble une provocation, une contradiction même. Après tout, dans le monde phénoménal, il n’y a pas une seule chose, pas un seul événement, qui peut-être dit absolument cause de soi. Les idées mêmes ont des causes, des motifs, des raisons etc. Tout ce qui existe, tout se qui se passe, semble devoir son existence à des causes ou des raisons qui le transcendent d’une façon ou une autre.
La notion de ce qui n’a pas de cause transcendante et pourtant existe, qui est causa sui, prise au sens d’une véritable autoproduction, n’est elle pas simplement incompréhensible?
Pas pour Spinoza.
Le coup de force de Spinoza semble consister à considérer la relation causale elle-même comme causa sui. La causa sui n’est pas une «chose» mais une relation, un principe dynamique, une puissance qui commande l’ontologie spinozienne.
La causa sui serait donc une puissance-active qui se détermine elle-même puisqu’elle est de soi-même, l’acte inépuisable. Elle n’a pas à être expliquée, mais seulement à être adéquatement définie car elle est compréhensible en soi et par soi.
La causa sui vient à la fois logiquement et ontologiquement en premier. Elle est définie comme le processus de sa propre reproduction.
Spinoza pose ainsi d’emblée, au tout début de l’Éthique, l’être comme puissance d’être, c’est-à-dire comme relation causale pure, en soi et conçue par soi, sans origine ni fin. Bref, comme autocausation de la cause.
La causa sui n’est donc pas à comprendre comme une cause déterminée; elle n’est, au sens aristotélicienne, ni efficiente, ni formelle, ni matérielle, ni finale et elle n’est pas non plus, comme semblent l’avoir pensé Plotin et Descartes, métaphorique.
Elle n’a pas de termes set échappe ainsi aux difficultés logiques du principe de non-contradiction.
Cette autocausation de la cause reste aussi à l’abri de la reproche d’une a-causalité ou de l’aséité par la redéfinition de la relation entre cause et effet que Spinoza opère. (c’est ce que nous verrons plus tard).
Comme l’écrit Charles Ramond : « La notion de cause de soi, en effet, n’a de sens que si l’on y maintient la différence entre la cause et le causé. […] Confondre, dans la cause de soi, la cause et l’effet, c’est abandonner le concept lui-même, et lui substituer la notion d’un principe. » (Ramond1987, p. 445.)
«En commençant l’Éthique par la définition de la cause de soi, Spinoza a une intention. Traditionnellement, la notion de cause de soi est employée avec beaucoup de précautions, par analogie avec la causalité efficiente (cause d’un effet distinct), donc en un sens seulement dérivé : cause de soi signifierait «comme par une cause». Spinoza renverse cette tradition, et fait de la cause de soi l’archétype de toute causalité, son sens originaire et exhaustif. Il n’y en a pas moins une causalité efficiente : celle où l’effet est distinct de la cause, soit que l’essence et l’existence de l’effet se distinguent de l’essence et de l’existence de la cause, soit que l’effet, ayant lui-même une existence distincte de sa propre essence, renvoie à quelque chose d’autre comme cause d’existence. […] (Mais, comme on verra dans la scolie de prop. 25) Dieu est cause de toutes choses au même sens que cause de soi. Il produit comme il existe. Ainsi […] «cause efficiente» se dit au même sens que «cause de soi».
Double renversement donc de la tradition. Il n’y a qu’un seul sens et une seule modalité pour toutes les figures de la causalité, bien que ces figures soient elles-mêmes diverses (cause de soi, cause efficiente des choses infinies, cause efficiente des choses finies les unes par rapport aux autres). Prise en son sens unique et dans sa seule modalité, la cause est essentiellement immanente : c’est-à- dire qu’elle reste en soi pour produire (par opposition à la cause transitive), et que l’effet ne sort pas davantage d’elle-même (par opposition à la cause émanative).» (Deleuze1981, p. 77-79)
Laerke note à la suite de Deleuze, que « si l’on construit la notion de causa sui, cause infinie par excellence, sur le modèle de la cause efficiente, nous concevons l’infini sur le modèle du fini, ce qui est la base même de toute pensée anthropomorphique. Or il n’est nul besoin d’avancer beaucoup dans la lecture de l’Éthique pour savoir à quel point Spinoza s’oppose à l’anthropomorphisme. Pour cette raison, dans l’ordre de la déduction spinozienne, la causa sui précède la cause efficiente : EId1 et EIp7 qui établissent la nature de la causa sui précèdent EIp25Sset EIp28 où Spinoza explique le fonctionnement de la causa efficiens à partir de la causa sui. »
La causa sui est totalement positive : ce n’est pas parce qu’elle n’a pas sa cause dans autre chose que la substance est cause de soi, mais, inversement, parce qu’elle est cause de soi qu’elle n’a pas sa cause dans autre chose. (Laerke2009, p.177)
Dans le système spinoziste, c’est une manière de voir purement abstraite que de considérer les phénomènes individuels comme isolés de l’ordre universel de la causa sui. D’après Spinoza cause et effet restent immanent à cette ordre universel et essentiel.
Une chose est dite finie en son genre, lorsqu’elle peut être bornée par une autre de la même espèce. On dit par exemple d’un corps qu’il est fini parce que nous concevons toujours un autre plus grand. De même une pensée est bornée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas borné par une pensée, ni une pensée par un corps
------------------------------------Moreau note dans sa traduction critique (p.504 n.7) que «in suo genere s’oppose à absolute» et que «le verbe terminare (limiter, borner) est traditionnellement employé dans les manuels scolastiques pour définir la notion de fini». Il cite Suárez qui affirme dans son Disputationes metaphysicae (1597): «On dit que quelque chose est fini, non pas parce qu’elle est ceci et non autre chose, mais parce qu’elle est borné par autre chose», Disp.Meta., 30,2.
Cette définition indiquerait alors que dans la réalité une chose n’est (dé)finie que par rapport à une autre. Selon Spinoza la finitude est toujours relative et n’a pas de consistence ontologique. Elle n’est rien de positive.
Karel D’huyvetters note sur son site que c’est le mot «fini» comme traduction de (res) finita qui pose parfois problème. Ce qui importe ici, ce n’est pas la fugacité des choses, mais leur individualité, leur présence concrète comme quelque chose de distinguée. Selon lui, le verbe terminare est à comprendre plutôt comme «délimité» ou «déterminé» au lieu de «limité» ou «borné» parce que ces derniers termes ont toujours la connotation négative de restreindre, d’entraver, de contraindre. Il propose de comprendre ici par terminare plutôt ce qui détermine, distingue ce qu’est quelque chose.
On retrouve ainsi une des idées centrales de la philosophie de Spinoza déjà résumée dans cette deuxième définition. Il y a deux aspects à la réalité, décrits ici comme des «corps» d’une part et des «idées» d’autre part. Au sein de chaque espèce, il y a des choses qui sont distinctes des autres et qui sont causées par elles, qui sont déterminées par elles. Mais cela n’arrive qu’au sein de sa propre espèce : les corps ne déterminent pas comment sont les idées, les idées ne déterminent pas comment sont les corps. Une idée est toujours déterminée par une autre idée et un corps est toujours déterminé par un autre corps.
Par substance je comprends ce qui est en soi et se conçoit par soi, c’est-à-dire ce dont le concept ne requiert pas, pour être formé, le concept d’une autre chose.
------------------------------------La notion de substance remonte dans l’histoire de la philosophie jusqu’à la notion d’ousia chez Aristote dont c’est une traduction. Or, dans l’histoire cette notion n’a pas toujours gardé le même sens. La notion traditionnelle conçoit la substance comme support des accidents.
Moreau (p.505 n.8) cite Lewis Robinson (Kommentar, p.39-42) qui «a mis en lumière ce qu’il appelle la conception “attributive” de la substance: la substance, ce sont les attributs.»
Selon Gueroult la définition 3 nous fait connaître, non la chose substantielle, mais seulement le critère de toute substantialité. Ce n’est qu’avec la définition 4 qu’est désigné, par l’attribut, ce qui est donné à la compréhension comme constituant l’essence de la substance.
Ainsi la réalité de la substance, c’est sa nature ou essence, c’est-à-dire l’attribut que la compréhension reconnaît être indubitablement une substance du fait qu’elle satisfait aux critères de la substantialité, à savoir être en soi (inséité) et être conçue par soi.
On peut dire que ce concept de la substance est le plus général, et peut-être aussi le plus abstrait, de tout l’Éthique : un passage de la lettre 9 à Simon de Vries le présente comme l’équivalent de celui de l’Être considéré en tant que tel (substantia sive ens). « Être » est donc ici à prendre absolument : c’est le fait même d’être, ou d’être substance, c’est-à-dire d’être en soi, qui doit aussi être conçu par soi, la substance est ce qui n’appartient qu’à soi, et à rien d’autre.
Laerke remarque que l’ontologie spinozienne est interprété par Leibniz, en 1678, «selon le schema logico-grammatical d’origine scolastico-aristotélicienne. Il lit cette définition donc comme « La substance est ce qui est en soi, ou qui n’est pas en autre chose comme dans un sujet. »
Leibniz comprend par ens in se un être qui n’existe pas dans un sujet et donc par «mode fini» ce qui est «en autre chose comme dans un sujet». Par là il «se révèle être un des premiers à soutenir que, selon Spinoza, toutes choses se rapportent à Dieu comme des prédicats se rapportent au sujet auquel ils appartiennent.» Leibniz instaure ainsi une véritable tradition d’interprétation qui est encore aujourd’hui très présent et selon laquelle «la philosophie de l’immanence de Spinoza se présente comme une philosophie de l’intériorité : rien n’existe qui ne soit pas dans la substance unique, de la même façon que quelque chose de contenu est dans un contenant. Toutes choses se rapportent à Dieu par une relation d’inhérence.»
Certes, ces interprétations s’appuient sur les textes comme dans EIp15 où Spinoza affirme que « tout ce qui est, est en Dieu [in Deo] ». Cependant, nous disons avec Laerke (et aussi Ramond) que «malgré l’existence de telles formules chez Spinoza, ces interprétations nous semblent contestables, puisqu’elles reposent sur une analyse insuffisante de la signification de la préposition in chez Spinoza, et sur une idée préconçue de « l’être dans » trop attachée au sens commun.»
Reste à voir, en revanche, s’il est possible de partager leur point de vue selon lequel il faudrait « argumenter en faveur de l’idée contraire, à savoir que la substance unique de Spinoza n’a rien d’une intériorité absolue ; que la notion d’inhérence s’accorde mal à la conception spinozienne de l’immanence ; et que, au contraire, le système spinozien s’inscrit dans une sorte d’extériorité absolue […] ou, plus précisément, c’est à partir des dénominations extrinsèques, c’est-à-dire des relations extérieures à leurs termes, que toute intériorité est constituée.»
Par attribut je comprends ce que la compréhension perçoit d’une substance comme constituant son essence.
------------------------------------Dans une lettre à Oldenburg de 1661 Spinoza écrit: «Il faut noter que je comprends par attribut tout ce qui se conçoit par soi et en soi, de sorte que son concept n’implique pas le concept d’une autre chose. Par exemple l’extension se conçoit par soi et en soi, mais non pas le mouvement. En effet, il se conçoit en autre chose et son concept implique l’extension.»
Nous traduisons intelligere par «comprendre» et intellectus par «compréhension» pour garder un même champ sémantique. Comme Spinoza fait un usage particulier de ces termes il nous a semblé opportun de ne pas garder le terme classique «entendement».
Il y a eu beaucoup de controverses au sujet de la définition de l’attribut. La question central était : l’attribut tel que Spinoza le définit est-il «attribué» à la substance par la compréhension, sous-entendu humain, au titre d’une représentation subjective, ou bien doit-il être considéré comme appartenant à sa réalité objective ?
Quoi qu’il en soit il semble que la notion de compréhension est ici exploitée sans avoir été préalablement définie : mais on peut considérer que c’est un terme générique pour «la compréhension» pour toute compréhension par toute personne, un acte du «penser» en général. Si l’«on» saisit une caractéristique qui exprime l’essence de toutes choses, alors on le nomme l’attribut de ce que c’est d’être. C’est non seulement la manière d’être de la substance elle-même mais aussi comment elle se manifeste, comment elle est connue comme elle est.
Ici la référence à la compréhension, intervient dans la définition de l’attribut avec une valeur absolue : l’attribut est ce que la compréhension, et non notre propre compréhension ou la compréhension humaine, perçoit de la substance comme constituant son essence. Si le fait de comprendre suppose l’exercice d’une pensée en acte, celui-ci s’effectue dans des conditions qui lui donnent une portée non pas particulière, mais universelle.
À la fin du de Deo, au sujet de la compréhension, Spinoza dira dans ce sens qu’elle est « la chose que nous percevons le plus clairement » E1, scolie de la prop.31
Lorsque Spinoza écrit que « la compréhension perçoit la substance » ou plutôt qu’elle « perçoit quelque chose au sujet de la substance » il ne veut certainement pas dire qu’elle en forme une représentation arbitraire et extérieure, mais il veut dire qu’elle l’appréhende ou la saisit telle qu’elle est, selon sa nature ou son essence.
C’est pourquoi l’attribut est saisi par la compréhension en rapport avec la substance «comme ce qui constitue son essence». Les termes «constituer», «exprimer», «appartenir», tout cela est «impliqué» par l’attribut et donc aussi par son concept.
On peut dire que l’attribut explique la substance, c’est-à-dire qu’il fait comprendre ce qu’est la substance, nécessairement telle qu’elle est en soi. En d’autres termes «chacun exprime la réalité ou l’être de la substance» (E1, scolie prop.10)
Il est implicitement affirmé que la compréhension est l’aptitude de percevoir les essences des choses, ce qui pose la question de savoir si ces essences subsistent en dehors de la compréhension qui les perçoit ou bien si elles n’ont de réalité qu’au point de vue de cette même compréhension : dans le dernier cas, elles seraient seulement des idées ou des représentations et non des caractères constitutifs des choses.
On peut admettre que sur ce point la réponse se trouve dans la question : définir est par excellence l’activité de penser par laquelle nous appréhendons des essences ; et cette activité ne se définit pas autrement qu’à travers son exercice.
Si nous avons l’impression de tourner en rond, c’est parce que nous sommes d’emblée pris et entrainées dans le cercle d’une pensée effectivement en acte, dont nous ne sommes pas subjectivement les auteurs, ni a fortiori les meneurs ou les manipulateurs.
C’est dans ce sens que ce qui est en soi substance se donne ou s’exprime à une telle pensée en acte à travers une unique forme qui est celle de l’attribut : c’est comme attribut que la compréhension saisit et connaît la substance dans sa réalité essentielle.
Cette manière de considérer l’attribut comme forme constitutive de la substance telle que l’appréhende la compréhension est originale et appartient en propre à Spinoza.
L’attribut tel que Spinoza le conçoit n’est pas une propriété, une qualité ou un «propre» attaché ou attribué à une substance, mais c’est une détermination intrinsèque de l’être de cette substance tel qu’il peut être conçu par la compréhension.
Par mode je comprends les affections d’une substance, autrement dit ce qui est en une autre chose, par laquelle on le conçoit.
------------------------------------Par modus Spinoza désigne surtout la chose concrète telle qu’elle est, dans sa façon d’être particulière. Un mode est une forme que la substance adopte, c’est un état actif de la substance ou plutôt une affection de la substance.
En passant sans transition du singulier (mode) au pluriel (affections) Spinoza indique que la réalité modale est éclatée, dispersée, essentiellement plurielle.
Néanmoins le terme « mode » garde une certaine polysémie. Littéralement il signifie « mesure », « façon » ou « manière »; il est ce par quoi on mesure une chose, sa manière d’être. Ainsi on peut bien dire que le mode est une manière d’être de la substance, ou une certaine façon de la mesurer par rapport à elle-même, ce qui n’est possible que dans le cadre défini par un genre d’être déterminé. En même temps cela indique que la manière d’être de la substance est essentiellement multiple.
Nous devrons attendre la proposition 25 pour apprendre que «les choses particulières» ne sont rien d’autre que les affections des attributs de la substance-dieu, par lesquelles les attributs de celle-ci sont exprimés d’une certaine façon déterminée.
On saura alors que les choses qui constituent la réalité ne sont rien d’autre que des modes de la substance, ces modes sont eux-mêmes des déterminations des attributs qui expriment la réalité absolue de cette substance, c’est-à-dire de la substance-dieu.
Spinoza préfère le terme modus à ens mais les utilise tout de même parfois dans le même sens.
Par Dieu je comprends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.
------------------------------------Dans la première partie de l’Éthique, intitulé De Deo, le concept de Dieu est l’objet direct de la réflexion et Spinoza y qualifie son existence, sa nature et ses propriétés. Il l’identifie avec la substance et ses attributs.
Dans les autres parties le terme substance va progressivement disparaître et le concept de Dieu permettra à Spinoza de rassembler en quelque sorte la connaissance avant de devenir dans la cinquime partie l’objet de la connaissance et de l’amour humain. Le concept remplit donc au sein de l’Éthique plusieurs fonctions.
L’usage que Spinoza en fait nous invite à la plus grande attention. C’est pourquoi nous avons décidé de transgresser les règles courants de la traduction et de remplacer – au moins dans les premières parties – le terme par celui de substance-dieu.
Le contenu de cette définition de Dieu concerne en fait la réalité entière, riche et complexe (Deus sive natura).
Le « absolument infini » évoque des conceptions traditionnelles du divin présenté comme Être souverain, absolu et infini. Toutefois Spinoza la fait suivre aussitôt d’une seconde présentation de la nature de Dieu : celle-ci fait intervenir les notions de substance et d’attribut, qui viennent d’être introduites (E1d3 et E1d4)
Il y a eu de nombreuses controverses sur la formule « infinis attributs » qui comprend à la fois l’idée que les attributs sont infinis, chacun dans le genre qu’il constitue, et également l’idée qu’ils sont une infinité dans l’ordre absolu de la substance. Constituée de cette infinité d’attributs dont chacun est en lui-même infini, la substance apparaît en conséquence comme infiniment infinie : ce qui signifie encore qu’en elle ces genres d’être ne se distinguent pas, puisqu’ils expriment solidairement sa nature éternelle et infinie qui ne peut que se retrouve identique à soi à travers eux tous.
Ce n’est donc pas une somme, une réunion d’éléments extérieurs les uns aux autres. Ce n’est pas un agrégat. Il va du singulier de la substance-dieu au pluriel des attributs qui constituent celle-ci. La substance-dieu est donc à la fois « un » et « tous » au sein d’une unité qui se déploie à travers une pluralité infinie dont elle effectue une synthèse ouverte.
La substance-dieu n’est donc rien d’autre que la substance telle qu’elle s’exprime à travers ses attributs, l’infinité de ses attributs à laquelle rien ne peut être ajouté ni soustrait.
En termes antiques on pourrait peut-être dire qu’elle est à la fois le “tout” au sens de pan (πᾶν) et au sens de holos [ὅλος).
Je dis absolument infini, et pas infini en son genre. En effet, d’une chose qui est infinie seulement dans son genre, nous pouvons nier une infinité d’attributs; mais quant à ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence appartient à son essence et il n’implique aucune négation.
------------------------------------Cette idée d’être absolument infinie enveloppe le principe selon lequel l’infini ne peut nier quoi que ce soit. C’est donc un concept positif qui n’admet aucune limite.
Ceci prolonge d’une certaine manière des exemple donnés dans la définition 2 : si un corps fini ne peut limiter une pensée finie, à plus forte raison l’extension infinie ne peut elle-même limiter le penser infini. Les attributs, bien que étant chacun «en son genre», ils évacuent toute possibilité de limitation, et ainsi, dans leur relativité même, sont porteurs d’absolu. L’être infiniment infini s’affirme à travers toutes les essences infinies, et ainsi les unifie absolument.
Est dite libre une chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et qui est déterminée par soi seule à agir; Est dite nécessaire, ou plutôt contrainte, celle qui est déterminée par une autre chose à exister et à opérer de façon précise et déterminée.
------------------------------------Spinoza ne définit ici pas le concept de liberté mais il expose en parallèle deux types de choses « res » et une corrélation et une opposition entre la définition de la chose libre et celle de la chose contrainte.
Chez Spinoza « choses » est extrêmement courant et très général, l’univers semble n’être plein que de choses.
La chose libre est, quant à sa manière d’exister, dite exister par la seule nécessité de sa nature (et pas déterminée à exister par autre chose). La nature, nous l’avons déjà rencontrée dans la première et la deuxième définition, et le terme est utilisé ici comme synonyme de cet autre terme fondamental : l’essence. La nature de quelque chose est ce que quelque chose est, littéralement son essence, exprimée par sa définition.
Une chose qui n’a pas d’autre cause et qui n’est déterminé à agir que par ce qu’elle est par nature et par essence, est vraiment libre ou absolument autonome. Une telle chose agit exclusivement « par soi ».
Il y a ici opposition entre par soi et par autre chose. Il n’empêche que ce «par soi» est aussi soumise au principe de la causalité : elle s’explique par une cause, qu’elle est elle-même, sa propre nature ou essence.
La chose libre n’est donc pas moins nécessaire que la chose qui n’est pas libre mais contrainte. Il y a corrélation en ce que Spinoza n’oppose pas les idées de liberté et de nécessité, mais au contraire les réconcilie, et même les présente comme indissociable l’une de l’autre. Ce qui implique que l’« action » d’une chose libre est nécessairement déterminé à partir de sa nature, et de rien d’autre.
En revanche la chose contrainte n’agit pas mais est déterminée à «opérer de façon précise et déterminée».
Par cette distinction terminologique Spinoza souligne une dissymétrie, entre ces deux formes de manifestation de la puissance. La chose libre est déterminée à agir tout simplement, c’est-à-dire que son action, si elle est déterminée par sa nature, n’est en rien conditionnée par autre chose, alors que la chose contrainte est déterminée à œuvrer d’une manière spécifique, donc sous condition d’autre chose. L’opération de la chose contrainte est en quelque sorte doublement déterminée, ou surdéterminée. C’est pourquoi il est important de garder cette double expression «opérer d’une façon précise et déterminée»
Spinoza distingue donc entre nécessité interne et externe et rompt avec la conception commune.
La question traitée dans l’ensemble de l’Éthique consiste précisément à savoir dans quelle mesure les choses finies, et particulièrement les choses finies que nous sommes, sont capables, en dépit de leur condition, d’agir (plus ou moins) librement.
Par éternité je comprends l’existence elle-même, en tant qu’elle se conçoit comme suivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle.
------------------------------------Spinoza définit l’éternité en référence à «la définition d’une chose éternelle». Il peut paraître étrange de définir l’éternité à partir de la définition d’une chose éternelle. Or, cette définition prolonge et clôt les précédentes. Ce qui existe nécessairement, et ne dépend en aucune manière de quoi que ce soit d’autre en dehors de lui-même, doit, bien sûr, exister aussi éternellement. En ce sens, l’éternité n’est rien d’autre que «l’existence elle-même».
En effet, une telle existence se conçoit comme une vérité éternelle, tout comme l’essence de la chose, et pour cette raison elle ne peut s’expliquer par la durée ou le temps, même par une durée que l’on concevrait n’ayant ni commencement ni fin.
------------------------------------Spinoza semble donc penser ici l’éternité sur le modèle des vérités éternelles que sont les vérités mathématiques. La définition de quelque chose exprime son essence et donc, comme cette essence, est éternelle son existence est aussi éternelle. Cette existence est, après tout, fondée sur la définition même éternelle et immuable de son essence. C’est ce qui conduit Spinoza à expliquer que l’éternité n’est pas une durée illimitée, mais une forme d’existence se comprenant sans référence aucune à la durée.
La distinction entre l’essence de quelque chose et son existence devra être clarifiée plus tard, mais il est déjà clair maintenant qu’au moins pour la substance les deux coïncident, comme il ressort de la première définition.
Tout ce qui est est ou bien en soi ou bien en autre chose
------------------------------------Les axiomes sont des énoncés des vérités universelles et réputés immédiatement évidents. Si les définitions concernent les choses singulières, les axiomes concernent leurs relations. Ces relations, même si elles ont un fondement dans les choses, s’expriment en nous indépendamment de celles-ci, puisqu’elles ne visent la nature singulière d’aucune d’elles. Ces axiomes forment ensemble une sorte de déclinaison du principe de la compréhensibilité de la réalité. Ils expriment ici surtout les principes causales d’un monde réel, non fictionnel.
Les deux premiers axiomes permettent de comprendre les définitions 1, 3 et 5, donc celle de la causa sui, de la substance et celle du mode, puisqu’ils réintroduisent les couples «être en soi – être en autre chose». Dans la définition 3 la substance est dite être en elle-même, et dans la définition 5 les modes sont dits être en autre choses.
Ici il est dit qu’il n’y a pas d’autres possibilités : soit quelque chose est en soi, soit il est en autre chose. C’est ce qui distingue clairement entre une substance et les modes.
Ce qui ne peut pas être conçu par autre chose doit être conçu par soi.
------------------------------------Il y a donc
1. une évidence concernant les choses sur le plan ontologique: en soi – en autre chose
2. une évidence qui se situe sur le plan gnoséologique (plan de la connaissance) ou épistémologique (plan de la science) concernant le «conçu par soi ou par autre chose».
Cet axiome peut alors être considéré comme un principe heuristique pour connaître la substance puisque selon la définition 5 ce qui se conçoit par soi est en soi, c’est-à-dire est substance.
Ici «être conçu par soi», c’est avoir ses lois propres, répondre à ses propres lois, à son système de causes propres.
Puisque connaître, c’est connaître par les causes, si «être en soi» c’est «être conçu par soi», ça veut dire être conçu par une cause qui n’est pas autre que soi.
S’il est donné une cause déterminée, nécessairement s’ensuit un effet; et à l’inverse, s’il n’est donné aucune cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive.
------------------------------------Tandis que les deux premières axiomes concernent l’essence des choses et ne concernent qu’implicitement l’univers causal, le troisième et le quatrième concernent explicitement le principe de la causalité
L’énoncé traditionnel, tout (sous entendu «effet») a une cause, pose d’abord l’effet pour l’analyser et conclure à la cause. Spinoza se propose en revanche de connaître adéquatement, c’est-à-dire génétiquement et de construire des effets à partir des causes.
Dans cet axiome 3 il y a une idée supplémentaire, Spinoza n’y parle pas seulement de la cause et de l’effet mais d’une cause déterminée et la nécessité d’un effet.
Moreau note dans ses cours qu’il faut insister sur le «déterminata» sur le cause déterminée, parce que bien entendu l’imagination fictionnelle peut aussi imaginer des causes. Mais précisément ce sont des causes sans détermination. Pour l’imagination n’importe quoi peut être cause de n’importe quoi. Or, l’important dans la causalité que soutient Spinoza c’est justement que n’importe quoi ne sort pas de n’importe quoi et que le système des causes n’est compréhensible que sous l’horizon de la détermination.
L’axiome détermine plus exactement l’idée de la cause, la précise, en introduisant à la fois l’idée de la détermination et l’idée de nécessité.
La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause, et elle l’implique.
------------------------------------L’axiome 4 tire sur le plan gnoséologique la conséquence du principe énoncé par l’axiome 3 sur le plan ontologique et énonce en fait le principe de possibilité de connaissance.
Pour Spinoza parler de connaissance ça renvoie d’abord à la question par quoi connait-on? Et la réponse c’est qu’on connait par la cause avec l’alternative: «par soi» ou «par autre chose». La connaissance des choses est ainsi subordonné à la connaissance de leurs causes. De ce que l’on connaît une cause, on peut déduire quel en sera l’effet, si l’on comprend parfaitement cette cause. Il ne suffit donc pas de savoir qui ou quoi est la cause, il faut aussi connaître toutes les propriétés et caractéristiques de cette cause pour pouvoir connaître et comprendre l’effet. C’est la connaissance de la cause qui permet de connaître l’effet et la connaissance de l’effet enveloppe la connaissance de la cause. Ainsi, les deux, cause et effet, sont inextricablement liés, méthodiquement et essentiellement. Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas de science. Donc dire que la cause est incompréhensible ou que ses lois sont impénétrables c’est admettre ne pas (vouloir) connaître.
Pour Spinoza la cause c’est la loi elle-même et elle est compréhensible.
Les choses qui n’ont rien de commun l’une avec l’autre ne peuvent pas non plus être comprises l’une par l’autre, autrement dit le concept de l’une n’implique pas le concept de l’autre.
------------------------------------Cet axiome introduit l’idée d’incommensurabilité, une propriété de certaines choses qui rend celles-ci indéterminables les unes par les autres. Une seule et même formule suffit ici à énoncer la vérité ontologique qu’il y a des choses sans commune mesure, et la vérité gnoséologique qui en dérive, à savoir que le concept de l’une n’enveloppe pas celui de l’autre.
L’incommensurabilité était de fait déjà abordé dans la définition 2.
Ainsi, les «corps» d’une part et les «idées» d’autre part. Les corps ne déterminent pas comment sont les idées, les idées ne déterminent pas comment sont les corps.
Il en résulte que l’extension et le penser comportent chacun un système infini de causes nécessaires et que ces deux systèmes sont incommensurables.
Une idée vraie doit s’accorder avec son idéat.
------------------------------------Spinoza constate ici simplement comme l’une des propriétés d’une idée vraie qu’elle s’accorde avec son objet. C’est pourquoi il s’agit d’un axiome et non pas d’une définition.
L’axiome est très général, en effet, on pourrait même rencontrer des idées vraies qui ne correspondent pas à un objet existant en acte. En revanche, le jour où l’idéat viendra exister, s’il venait exister en acte, il serait conforme à ce que l’idée dit déjà de lui avant même de son existence car si l’objet existera un jour, il existera conformément à sa définition.
Une idée vraie est en fait la conséquence d’un système de lois de la nature qui lui existe déjà. Autrement dit l’ideat, l’objet non-existant, même au moment où il n’existe pas, est de toute façon déjà la conséquence des lois dans lesquels il se trouve.
Cet axiome n’est donc compréhensible qu’à partir de la systématicité scientifique rappelé par les 4 axiomes premiers. Et elle explique, en combinaison avec l’axiome 4, l’axiome 5 précédent. Car si l’idée vraie doit s’accorder avec son objet, toutes les séries des idées vraies doivent s’accorder avec toutes les séries des objets. Les deux séries sont donc à la fois sans rapport direct et pourtant s’accordent.
Ce sera la doctrine de la substance et des attributs qui permettra de fonder et d’expliquer ce statut en apparence contradictoire. L’idée, bien qu’elle soit nécessairement conçue comme conforme à un idéat, est telle, non en vertu d’une action que l’objet exercerait sur elle mais de par sa nature intrinsèque.
Par exemple: Il y a une chose et une idée de la chose; la chose n’est pas l’idée et l’idée n’est pas la chose, donc il y a une différence. « Autre est le cercle et autre est l’idée de cercle » comme le dit Spinoza dans le TIE. Une idée peut être vraie ou fausse. Elle est évidemment vraie si elle appartient à une chose et non à une autre et si elle représente ce qu’est et comment cette chose est, c’est-à-dire si elle s’y conforme (convenire). S’il n’y a pas de correspondance entre une idée et celle dont elle est l’idée (l’ideatum), c’est soit que l’idée est l’idée de quelque chose d’autre, soit qu’elle est une idée incomplète ou erronée et alors ce n’est pas une idée vraie mais une idée fausse.
Spinoza décrit un univers qui se produit suivant des lois déterminées, un univers où toute cause déterminée a nécessairement un effet. Ce n’est donc pas n’importe quel univers. Ce n’est pas l’univers de la mythologie, ni l’univers du hasard ou de la contingence. Pour comprendre ce que dit Spinoza il faut déjà avoir accepté que l’univers est entièrement régi par des lois. Il faut l’avoir accepté en principe même si ce n’est pas encore complètement cohérent et même si l’on ne sait pas encore pourquoi.
Mais c’est aussi un univers qui est en quelque sorte à deux niveaux ou en deux dimensions. Il y a l’univers des choses qui apparaissent et qui disparaissent, les phénomènes, et il y a, en quelque sorte sous ces choses, le système des lois. Ce système des lois est en quelque sorte comme un substrat perpétuel ou éternel qui a une plus grande nécessité que les phénomènes. Un avion peut exister ou ne pas exister mais les lois de la nature, dans le cadre duquel l’avion existera ou non, sera construit ou non, s’écrasera ou non, ces lois, elles ont une plus grande permanence que les choses qu’elles règlent. Et c’est en gros ce que nous, lecteurs, sont censés comprendre par la distinction entre substance et mode, par la distinction de ce qui est en soi et ce qui est en autre chose.
Tout ce qui peut être conçu comme non existant, son essence n’implique pas l’existence.
------------------------------------L’axiome 7 énonce le critère des choses qui ne sont pas cause de soi. Au lieu d’énoncer, comme la définition 1, la propriété positive d’une chose l’axiome 7 énonce un rapport négatif entre l’existence et certaines essences.
S’il y a quelque chose qui peut être conçu comme n’existant pas, il n’existe pas nécessairement et donc son essence n’implique pas son existence. Ce n’est donc pas une substance car pour celle-ci son essence est d’exister. Ce ne sont que les modes qui peuvent être pensés comme inexistants, la substance non. Alors qu’une substance existe absolument, les modes de substance n’existent parfois pas.
Une substance est par nature antérieur à ses affections.
------------------------------------Les premières propositions vont montrer que l’idée de la substance est une idée complexe qui se construit en plusieurs étapes.
Dans les premières propositions l’idée de substance implique seulement qu’elle est en soi et se conçoit par soi (E1d3) et que son essence est perçue par la compréhension comme étant constitué par l’attribut (E1d4).
On ne sait donc seulement qu’une substance a au moins un attribut qui exprime son essence et qu’elle est affectée ou modifiée.
Or ces affections ou modifications sont secondaires en ce qu’elles ne sont pas «en soi et conçues par soi» mais «en une substance et conçues par elle».
Inversement, une substance étant en soi et conçue par soi, elle ne dépend de rien qui doive être ni être conçu antérieurement à elle : elle est « première ».
Cela est évident par les définitions 3 et 5
------------------------------------Les deux premières définitions auxquelles Spinoza renvoie s’énoncent comme des définitions cartésiennes ou scolastiques. Dans la langue, traditionnellement, les substantifs et les adjectifs renvoient aux substances et aux attributs. Les attributs étants des réalités qui n’existent que dans autre chose et qui ne peuvent pas être conçues par elles-mêmes et en elles-mêmes. Comme par exemple la couleur qui est toujours la couleur de quelque chose. En revanche le quelque chose, qui peut être conçue sans être rapporté à une autre réalité qui serait son support, est considérée comme une substance. C’est là le sens le plus général de la différence.
Or, chez Spinoza – même s’il ne nie pas cette manière de penser – la notion d’attribut a un tout autre sens, ce n’est pas une qualité d’une substance mais son essence. L’attribut est une expression d’une substance; attribut et substance sont la même chose.
C’est le terme de mode ou d’affection qui exprime chez Spinoza ce qui est en autre chose et conçu par autre chose.
Deux substances qui ont des attributs différents n’ont rien de commun entre elles.
------------------------------------La deuxième proposition est basée sur l’hypothèse théorique qu’il existe deux substances, chacune avec des attributs différents. Un attribut est ce que l’on connaît d’une substance comme ce qui exprime son essence. Si deux substances ont des attributs différents, elles ont aussi des essences différentes, elles sont essentiellement différentes et n’ont donc rien de commun.
Cela aussi est évident d’après la définition 3. Chacune en effet doit être en soi et doit se concevoir par soi-même, autrement dit le concept de l’une n’implique pas le concept de l’autre.
------------------------------------Dans la démonstration Spinoza utilise un argument supplémentaire en renvoiant à la définition de la substance.
La substantialité est ce par quoi est conçu in abstracto le caractère de toute substance et en ce sens elle est le fait même d’être «en soi et conçues par soi».
Or, s’il y a deux substances avec des attributs différents, pour pouvoir expliquer en quoi ce sont justement deux substances, il serait nécessaire de recourir à ce qu’ils ont en commun et ainsi son concept requierait donc, pour être formé, le concept d’une autre chose. En effet, si elles avaient quelque chose de commun elles devraient se comprendre l’une par l’autre, et par conséquent ne seraient pas «en soi et conçues par soi».
Si les choses n’ont rien de commun entre elles, l’une d’entre elles ne peut être cause de l’autre.
------------------------------------La proposition 3 est un argument logique abstrait basé sur deux prémisses, les axiomes 4 et 5.
La règle semble valable pour toute réalité, substantielle ou modale car le mot «choses» est une notion très générale chez Spinoza.
Des choses de natures différentes, donc n’ayant rien de commun entre elles, l’une ne peut être la cause de l’autre et de même l’une ne peut être comprise par l’autre, comme le souligne la démonstration. Cette conclusion est claire, seulement nous ne savons pas encore à quoi elle va servir dans le raisonnement de Spinoza.
Si elles n’ont rien de commun l’une avec l’autre, elles ne peuvent donc pas non plus (E1a5) être comprises l’une par l’autre, et ainsi (E1a4) l’une ne peut être cause de l’autre. C.Q.F.D.
------------------------------------Pour démontrer cette proposition Spinoza procède par ce qui se passe dans la compréhension, ce qui montre que pour lui il n’y a pas de différence fondamentale entre les choses et la compréhension des choses, ou entre la dimension ontologique et la dimension gnoséologique. Que ce soient des choses «idées» ou des choses «corps», si elles n’ont rien en commun entre elles, elles ne peuvent être comprise l’une par l’autre et ainsi l’une ne peut être la cause de l’autre.
La déduction est valable, qu’il s’agit de la compréhension de la causalité ou de la causalité.
1 – Selon l’axiome 5, « n’avoir rien de commun » implique que « le concept de l’un n’enveloppe pas le concept de l’autre »
2 – Or, selon l’axiome 4, le lien de causalité implique précisément que le concept de l’un (la cause) enveloppe le concept de l’autre (l’effet).
Il ne peut donc y avoir de rapport de causalité entre deux choses n’ayant rien de commun entre elles.
Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles ou bien par une différence entre les attributs des substances, ou bien par une diférence entre leurs affections.
------------------------------------La proposition 4 continue sur l’hypothèse d’une pluralité de substances et distingue deux types de différences : la diversité substantielle ou réelle (celle dont il est question dans les propositions 2 et 3) et la multiplicité modale des choses finies qui sont les affections d’une réalité substantielle.
En termes généraux, si deux ou plusieurs choses sont réellement différentes, c’est soit parce que leur substance a des attributs différents, soit parce qu’elle a d’autres affections ou modes, car il n’y a pas d’autres possibilités.
Cette proposition est également une formulation générale et abstraite de la conséquence logique des définitions et des axiomes, et encore une fois, on ne sait pas immédiatement où cela mène.
Tout ce qui est est ou bien en soi ou bien en autre chose (E1a1), c’est-à-dire (E1d3 et E1d5) qu’à l’extérieur de la compréhension il n’y a rien sinon des substances et des affections de substance. Il n’y a donc rien à l’extérieur de la compréhension par quoi plusieurs choses puissent se distinguer entre elles, sinon des substances – autrement dit, ce qui revient au même (E1d4) leurs attributs – et leurs affections. C.Q.F.D.
------------------------------------Les attributs expriment l’essence d’une substance ; s’ils sont différents, la substance est également différente. Alors ils peuvent encore différer par leurs affections ou modes. Quelque chose est en soi, ou dans autre chose (axiome 1) ; si elle est en soi, c’est une substance ; si elle est en autre chose, c’est un mode ; ainsi rien ne peut être conçu comme existant à part les substances et leurs affections, les modes. Les choses diffèrent donc les unes des autres soit par la substance (ou leurs attributs, qui après tout expriment l’essence d’une substance), soit par les états de cette substance.
On peut dire que la diversité réelle ou substantielle est absolue (hétérogénéité radicale, aucune relation, aucune causalité transitive ou émanente) alors que la diversité modale est relative (les modes se distinguent relativement à leur genre commun et interagissent entre eux).
Etant donnée la prop. 1, on peut aussi en conclure que la diversité substantielle prime, qu’elle est logiquement et ontologiquement première par rapport à la multiplicité modale, qui est seconde.
Enfin, associée aux prop. 2 et 3, cela implique aussi qu’il ne peut y avoir de rapport causal qu’entre des choses qui ont quelque chose en commun, c’est-à-dire qui ne se distinguent que « modalement » à l’intérieur d’un même genre d’être.
Dans la nature des choses (in rerum natura) il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut.
------------------------------------La proposition 5 permet de comprendre les propositions précédentes. C’est la première proposition de l’Éthique à s’appuyer sur des propositions antérieures pour répondre à la question de savoir s’il est possible qu’il y ait deux substances ou plus ? Spinoza précise encore la question en ajoutant «qui ont la même nature, ou, en d’autres termes, les mêmes attributs», et la réponse est claire : c’est impossible.
Spinoza utilise ici l’expression in rerum natura, que l’on trouve aussi chez Lucrèce. C’est une expression permanente en latin qui a un sens spécifique, à savoir la nature qui nous entoure, le monde, l’univers, mais aussi un sens dérivé : ce qui existe. Si quelque chose n’est pas présente dans la nature ou dans le monde, elle n’est pas, elle n’existe pas. C’est pourquoi In rerum natura est ici, malgré son caractère figé, traduite littéralement, donc par «la nature des choses» et non pas par «la nature». Après tout, il ne s’agit pas du monde concret, de «la Nature», comme nous le disons aujourd’hui, mais de «la nature des choses» au sens de la possibilité même de l’existence. À la limite il vaudra mieux traduire cette proposition simplement par , «il ne peut y avoir deux substances de même nature» en laissant l’expression In rerum natura de côté.
Cette proposition tire les conséquences des précédentes, et atteint déjà un premier principe d’unicité substantielle. Il n’est pas (encore) possible de dire qu’il n’y a qu’une substance (ce ne sera indiqué que dans le scolie de la proposition 10 et établi dans le corollaire 1 de la proposition 14), mais on peut déjà conclure que s’il y a plusieurs substances distinctes, celles-ci doivent avoir des attributs différents (comme dans le cas de figure examiné dans la propoposition 2) ; toute substance est « unique » en son genre, il ne peut y avoir plusieurs substances de même nature.
S’il y en avait plusieurs distinctes, elles devraient se distinguer entre elles ou bien par une différence d’attributs ou bien par une différence d’affections (E1p4). Si l’on ne retient que la différence d’attributs, on accordera donc qu’il n’y en a qu’une seule de même attribut. Mais si on les distingue par une différence d’affections, puisqu’une substance est antérieure par nature à ses affections (E1p1), alors, une fois une substance dépouillée de ses afffections et considérée en elle-même, c’est-à-dire (E1d3 et E1a6) considérée telle qu’elle est vraiment, on ne pourra pas concevoir qu’elle se distingue d’une autre, c’est-à-dire (E1p4) qu’il ne pourra pas y en avoir plusieurs, mais seulement une. C.Q.F.D.
------------------------------------La démonstration est un premier exemple d’un type de raisonnement auquel Spinoza recourt souvent, à savoir le raisonnement par l’absurde.
Le raisonnement par l’absurde (du latin reductio ad absurdum) ou apagogie (du grec ancien apagôgê) est une forme de raisonnement logique, philosophique, scientifique consistant soit à démontrer la vérité d’une proposition en prouvant l’absurdité de la proposition complémentaire (ou « contraire »), soit à montrer la fausseté d’une proposition en déduisant logiquement d’elle des conséquences absurdes.
Le raisonnement par l’absurde est donc un raisonnement qui permet de démontrer qu’une affirmation est vraie en montrant que sa négation est fausse (ou son contraire est faux).
La démonstration fait d’abord appel aux éléments de l’argument précédent, en commençant par la proposition précédente : s’il y a deux substances différentes, elles diffèrent l’une de l’autre soit par les attributs de leur substance (distinction substantielle) soit par leurs modes (distinction modale) (E1p4).
Dans le premier cas, lorsqu’elles différeraient quant à leurs attributs, elles auraient donc des attributs complètement différents, et alors il n’y auraient pas plusieurs substances avec les mêmes attributs. Dans le second cas, elles auraient des affections, des états ou des modes différents. Mais selon la proposition 1, une substance prime sur ses modes. Si donc on fait abstraction de ces modes et considère une substance en elle-même, comme il se doit selon la définition même d’une substance (1def3) et selon l’axiome 6 (une idée vraie correspond à ce qu’elle représente, à son ideatum ), on ne verrait donc plus de différences entre ces deux ou plusieurs substances, puisque ces différences ne se trouveraient que dans les modes qui, par définition, sont plus ou moins éphémères. Dans les deux cas, il paraît impossible qu’il y ait deux ou plusieurs substances ayant les mêmes attributs ou, ce qui revient au même, la même nature.
Autrement dit, deux substances (s’il y en a plusieurs) ne peuvent être deux substances réellement distinctes que si leur correspondent deux natures réellement distinctes, hétérogènes l’une à l’autre. Elles ne peuvent rien avoir en commun.
Une substance ne peut pas être produite par une autre substance.
------------------------------------La proposition 6 énonce qu’une substance ne peut être produite ou causée par une autre substance et la démonstration précise que « être produit par » signifie « être causé par ». Donc même s’il y aura plusieurs substances : il n’y a pas de causalité possible entre elles.
Il ne peut pas y avoir dans la nature des choses deux substances de même attribut (E1p5), c’est-à-dire (E1p2) qui aient quelque chose de commun entre elles. Et ainsi (E1p3) l’une ne peut être la cause de l’autre, autrement dit l’une ne peut pas être produite par l’autre. C.Q.F.D.
------------------------------------La démonstration s’appuie sur la proposition précédente. S’il y a deux substances (ou plus) distinctes (or, c’est le cas par hypothèse, puisqu’il s’agit d’envisager une substance qui en causerait une autre), celles-ci sont nécessairement de nature différente (E1p5), c’est-à-dire ne peuvent rien avoir en commun (E1p2), et pour qu’il y ait un rapport causal entre deux choses, il faut qu’elles aient quelque chose « en commun » (E1p3).
Spinoza fait ici appel aux propositions précédents, déjà prouvées, sans autre argument. C’est l’essence de la méthode géométrique : ce qui a déjà été prouvé, n’a pas besoin d’être prouvé à nouveau. Or, pour bien comprendre une proposition, il ne suffit pas de vérifier si la preuve est correcte. Ce que dit la proposition et quelles en sont les conséquences est beaucoup plus important. Ici Spinoza l’explicite lui-même dans le corollaire.
Il s’ensuit qu’une substance ne peut être produite par rien d’autre. Car dans la nature des choses il n’y a rien que des substances et leurs affections, comme il est évident d’après l’axiome 1 et les définitions 3 et 5. Mais elle ne peut pas être produite par une substance (E1p5). Donc une substance ne peut être produite par absolument rien d’autre. C.Q.F.D.
------------------------------------Dans le corollaire, la proposition : une substance ne peut pas être produite par une autre (alia), devient : une substance ne peut pas être produite par autre chose (alio). En changeant une lettre Spinoza explique de fait qu’il ne peut pas y avoir de création. Car de ce qui précède il suit qu’il n’y a que des substances et leurs états, affections ou modes, et la proposition elle-même dit qu’une substance ne peut être produite par une autre substance ; donc une éventuelle production d’une substance ne pourrait se faire qu’à partir d’un ou plusieurs modes, mais comme ceux-ci sont les états ou affections d’une substance, c’est également impossible. Et donc une substance ne peut pas être causée par quoi que ce soit d’autre.
Ce corollaire se démontre encore plus facilement par l’absurdité de sa contradictoire. Car si une substance pouvait être produite par quelque chose d’autre, sa connaissance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (E1a4); et ainsi (E1d3) elle ne serait pas une substance.
------------------------------------La seconde démonstration s’appuie plus globalement sur l’expression « autre chose » : si une substance devait être produite par autre chose qu’elle-même, il faudrait aussi la concevoir/connaître par cette autre chose (puisque connaître c’est connaître par les causes) et on ne pourrait donc pas la concevoir par soi, contrairement à sa définition (E1d3).
Il appartient à la nature d’une substance d’exister.
------------------------------------Spinoza déduit ici de l’idée de cause de soi l’idée de l’existence nécessaire de la substance. Il s’agit donc d’une sorte d’argument ontologique implicite concernant toute substance quelle qu’elle soit. Donc s’il y a plusieurs substances alors elles existent toutes nécessairement.
Une substance ne peut être produite par rien d’autre (E1p6c) ; elle sera par conséquent cause de soi, c’est-à-dire (E1d1) que son essence implique nécessairement l’existence; autrement dit, il appartient à sa nature d’exister. C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’agit ici d’une propriété de toute substance que Spinoza déduit directement du corollaire de la proposition 6. Le raisonnement est simple : si une substance ne peut être causée par autre chose (ni par une autre substance, ni par un mode), et rien ne pouvant être sans cause (axiome implicite), elle doit être cause d’elle-même, elle est sa propre cause (causa sui, E1d1), et son essence implique nécessairement son existence, ce qui revient à dire qu’il est inhérente à sa nature qu’elle existe. Une substance est donc nécessairement cause de soi.
Toute substance est nécessairement infinie.
------------------------------------Cette proposition énonce une autre propriété de la substance : son infinité.
D’un même attribut il n’existe qu’une seule substance (E1p5), et il appartient à sa nature d’exister (E1p7). Il sera donc de sa nature qu’elle existe ou finie ou infinie. Mais finie, non. Car (E1d2) il faudrait qu’elle soit bornée par une autre de même nature, qui elle aussi devrait nécessairement exister (E1p7); et ainsi il y aurait deux substances de même attribut, ce qui est absurde (E1p5). Elle existe donc infinie. C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’agit d’une démonstration par l’absurde qui consiste à démontrer qu’une substance ne peut exister comme finie, en raison de ce qu’implique la définition des choses finies (E1d2), c’est à dire une communauté de nature ou d’attribut. Or, puisqu’il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances différentes de même nature ou avec le même attribut, il n’y aura qu’une seule avec cet attribut, en d’autres termes, elle est unique (E1p5). Cette substance unique est alors par nature soit limitée, soit illimitée. Si elle était limitée, alors par E1d2 elle serait finie et donc bornée par une autre chose de même nature, c’est-à-dire une substance de même nature qui existe aussi nécessairement (E1p7). Il y aurait alors deux substances avec le même attribut, mais c’est absurde car cela contredit E1p5. Si donc une substance unique n’est pas limitée par une autre, elle est illimitée ou infinie.
L’infinité n’a pas encore été définie (elle le sera dans le scolie 1) : seule la finitude l’a été dans la définition 2, et c’est par elle que passera la démonstration.
Il n’y a donc pas de substance finie, s’il y a de la finitude, elle ne peut être que modale.
Ne pouvant être considérée comme finie, et aucune moyen terme n’existant entre le fini et l’infini, l’existence nécessaire d’une substance ne peut être qu’infinie. CQFD.
Puisque «être fini» est en réalité une négation partielle et «être infini» l’affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature, il suit donc de E1p7 à elle seule que toute substance doit être infinie.
------------------------------------Ce premier scolie ne passe pas par l’absurde mais directement de la cause de soi (E1p7) à l’infinité (E1p8) : l’existence nécessaire implique l’infinité de cette existence. La finitude ou la limitation est une négation partielle de l’existence, quelle qu’elle soit, tandis que l’illimité est l’affirmation absolue de l’existence elle-même. Donc s’il est inhérent à une substance qu’elle existe, si elle existe nécessairement en d’autres termes, si cette existence est affirmée absolument, alors c’est une existence infinie.
Je ne doute pas que, pour tous ceux qui jugent des choses confusément et n’ont pas pris l’habitude de les connaître par leurs causes premières, il soit difficile de concevoir la démonstration de la proposition 7: C’est qu’ils ne distinguent pas entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et qu’ils ne savent pas comment les choses sont produites. D’où il résulte que, voyant que les choses naturelles ont un commencement, ils en attribuent un par fiction aux substances. Car ceux qui ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans que leur mens éprouve la moindre réticence, ils forment la fiction d’arbres aussi bien que d’êtres humains en train de parler, ils imaginent que des êtres humains se forment à partir de pierres aussi bien que de semence et que n’importe quelles formes se changent en n’importe quelles autres. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine attribuent aisément à Dieu des affects humains, surtout lorsqu’ils ignorent en même temps comment les affects se produisent dans la mens.
Mais si les êtres humains prêtaient attention à la nature de la substance, ils n’auraient pas le moindre doute sur la vérité de la proposition 7 ; cette proposition, bien au contraire, serait pour tous un axiome, et rangée parmi les notions communes. Car par substance ils comprendraient ce qui est en soi et se conçoit par soi, c’est-à-dire ce dont la connaissance ne requiert pas la connaissance d’une autre chose ; et par modifications ce qui est en autre chose et ce dont le concept est formé à partir du concept de la chose dans laquelle elles sont. C’est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ; car, encore qu’elles n’aient point d’existence en acte, en dehors de l’intellect, leur essence est pourtant comprise en une autre chose de telle sorte qu’on peut les concevoir par celle-ci. Mais, quant aux substances, elles n’ont de vérité hors de l’intellect qu’en elles-mêmes puisqu’elles se conçoivent par soi. Si quelqu’un disait avoir d’une substance une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie, et néanmoins se demandait si une telle substance existait, ce serait ma foi comme s’il disait qu’il a une idée vraie et que néanmoins il se demande si elle est fausse (comme un peu d’attention suffit à le rendre manifeste) ; ou encore : si quelqu’un pose qu’une substance est créée, il pose du même coup qu’une idée fausse est devenue vraie, ce qui serait la plus grande absurdité à coup sûr qui puisse se concevoir. Et ainsi il faut nécessairement reconnaître que l’existence d’une substance, au même titre que son essence, est une vérité éternelle. Et nous trouvons là une autre façon de conclure qu’il n’y a qu’une seule substance de même nature ; ce qui vaut la peine, m’a-t-il semblé, d’exposer ici. Pour le faire selon l’ordre, il est à remarquer :
1. que la vraie définition de chaque chose n’implique ni n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. D’où il suit
2. que nulle définition n’implique ni n’exprime un nombre bien précis d’individus, étant donné qu’elle n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. Par exemple La définition du triangle n’exprime rien d’autre que la simple nature du triangle, mais non pas un nombre bien précis de triangles.
3. Il faut remarquer qu’il y a nécessairement, de chaque chose existante, une cause bien précise pour laquelle elle existe.
4. Il faut remarquer enfin que cette cause par laquelle une certaine chose existe doit ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (c’est alors qu’il appartient à sa nature d’exister), ou bien être donnée en dehors d’elle.
Cela posé, il s’ensuit que, s’il existent dans la nature un nombre bien précis d’individus, il doit nécessairement y avoir une cause pourquoi ces individus-là existent, et pourquoi il n’en existe ni plus ni moins. Si, par exemple, il existe vingt êtres humains dans la nature (pour plus de clarté je suppose qu’ils existent simultanément et qu’ils n’en a pas existé d’autres auparavant dans la nature), il ne suffira pas (pour rendre raison de l’existence des vingt êtres humains) de montrer en général la cause de la nature humaine, mais il sera nécessaire en plus de montrer la cause pourquoi il n’existe ni plus ni moins de vingt ; car, (par la remarque 3) de chacun il doit y avoir nécessairement une cause pourquoi il existe. Mais cette cause (par les remarques 2 et 3) ne peut pas être contenue dans la nature humaine elle-même, étant donné que la vraie définition de l’être humain n’implique pas le nombre de vingt. Et ainsi (par la remarque 4) la cause pourquoi ces vingt hommes existent, et par conséquent pourquoi chacun d’eux existe, doit nécessairement être donnée à l’extérieur de chacun d’eux. Et pour cette raison il faut absolument conclure ceci : tout ce qui est tel que sa nature rend possible l’existence de plusieurs individus doit nécessairement, pour qu’ils existent, avoir une cause extérieure. Or, puisqu’il appartient à la nature de la substance d’exister (par ce que nous avons déjà montré dans ce scolie), sa définition doit impliquer l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit se conclure de sa seule définition. Mais de sa définition (comme nous l’avons montré par les remarques 2 et 3) ne peut pas suivre l’existence de plusieurs substances ; il s’ensuit donc nécessairement qu’il n’existe qu’une seule de même nature, comme on se proposait de le montrer.
------------------------------------Ce scolie constitue une sorte d’appendice à l’ensemble des propositions 1 à 8, un commentaire sur l’ensemble de la démarche qui a été suivi jusqu’ici. Le scolie insiste surtout sur la nécessité (et la difficulté) de bien distinguer substance(s) et mode(s).
Spinoza établit au passage un 3e caractère ou propriété de l’idée substance : l’existence d’une substance est une « vérité éternelle » : toute substance existant nécessairement par soi et de manière infinie, son existence est éternellement vraie (cette existence n’étant pas soumise au temps).
Dans ce scolie la proposition 7 est encore plus directement déduite à partir des seules définitions et ensuite la proposition 5 (unicité de toute substance) est démontrée à nouveau à partir de la proposition 7.
Ce n’est pas par hasard qu’il y a une deuxième démonstration (en l’ordre inverse, d’abord 7 et ensuite 5) car une fois arrivé à la proposition 8 il est possible de revoir autrement deux des propriétés de la substance.
Plus chaque chose possède de réalité ou d’être, plus d’attributs lui appartiennent.
------------------------------------Cela est évident d’après la définition 4.
------------------------------------Chaque attribut d’une seule et même substance doit se concevoir par soi.
------------------------------------L’attribut est en effet ce que la compréhension perçoit d’une substance comme constituant son essence (E1d4), et ainsi (E1d3) il doit se concevoir par soi.
------------------------------------D’où il apparait que deux attributs ont beau se concevoir comme distincts d’une distinction réelle, c’est-à-dire l’un sans le secours de l’autre, nous ne pouvons pas en conclure cependant qu’ils constituent deux êtres, autrement dit deux substances différents; il est en effet de la nature de la substance que chacun de ses attributs se conçoive pas soi, puisque tous les attributs qu’elle possède ont toujours été en elle en même temps, et qu’ils n’ont pas pu être produits l’un par l’autre, mais que chacune exprime la réalité de la substance, autrement dit son être. Il n’est donc pas absurde, loin de là, d’attribuer à une seule et même substance une pluralité d’attributs. Au contraire, rien dans la nature des choses de plus clair que ceci: chaque être doit se concevoir sous quelque attribut; et plus il possède de réalité ou d’être, plus il possède d’attributs qui expriment et nécessité, autrement dit éternité et infinité. Et pas conséquent rien de plus clair non plus que ceci: un être absolument infini est nécessairement à définir (E1p6) comme un être qui consiste en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie bien précise.
Que si maintenant l’on demande à quel signe nous pourrons alors reconnaître une différence entre substances, qu’on lise les propositions qui suivent : elles montrent qu’il n’existe dans la nature des choses qu’une substance unique et qu’elle est absolument infinie, ce pourquoi l’on chercherait ce signe en vain.
Spinoza précise dans ce scolie que l’autonomie des attributs les uns par rapport aux autres ne doit pas nous inciter à conclure que deux attributs réellement (realiter) différents sont aussi deux êtres (entia) ou même des substances différents. Il est inhérent à la nature d’une substance que ses divers attributs lui aient toujours appartenu et continuent de lui appartenir, qu’ils soient compris par eux-mêmes, et qu’aucun attribut n’en ait produit un autre ; car les attributs expriment chacun l’essence d’une substance. Contrairement à ce que l’on pourrait s’imaginer cela n’implique pas que cette essence unique s’exprime aussi par un seul attribut. Spinoza réfute immédiatement cela. Tout ce qui est doit être compris et n’est concevable que sous quelque attribut. Chaque ens, c’est-à-dire tout ce qui existe en substance, existe d’une certaine manière, exprimée par les attributs, qui expriment l’essence de cet être d’une certaine manière.
Mais, dira-t-on, comment peut-on distinguer les diverses substances, si elles ont toutes une infinité ou tous les attributs ? Comment alors peuvent-ils différer ? Lisez la suite, dit Spinoza, dans laquelle je prouve qu’une seule substance est possible, qui est absolument infinie. On cherchera donc en vain une différence entre plusieurs substances, car il ne peut y avoir qu’une seule substance.
La substance-dieu, autrement dit une substance consistant en une infinité d’attributs donc chacun exprime l’essence éternelle et infinie, existe nécessairement.
------------------------------------Si vous le niez, concevez, si faire se peut, que la substance-dieu n’existe pas. Donc (E1a7) son essence n’implique pas l’existence. Mais c’est là (E1p7) une absurdité. Donc la substance-dieu existe nécessairement. C.Q.F.D
------------------------------------À toute chose quelle qu’elle soit doit être assigné une cause ou une raison, pourquoi elle existe aussi bien que pourquoi elle n’existe pas. Si par exemple un triangle existe, il doit y avoir une raison, ou une cause, pourquoi il existe; mais s’il n’existe pas, il faut aussi qu’il y ait une raison, ou une cause, qui l’empêche d’exister, c’est-à-dire qui supprime son existence. Et cette raison, ou cette cause, doit être contenue ou bien dans la nature de la chose ou bien à l’extérieur d’elle. Par exemple la raison pourquoi un cercle carré n’existe pas, sa nature même l’indique: c’est parce qu’elle implique une contradiction. Et pourquoi au contraire une substance existe suit aussi de sa seule nature: c’est parce qu’elle implique l’existence (E1p7). Mais la raison pourquoi un cercle ou un triangle existe, ou pourquoi il n’existe pas, ne suit pas de leur nature, elle résulte de l’ordre de la nature corporelle universelle; car de cet ordre doit s’ensuivre ou bien que maintenant le triangle nécessairement existe, ou bien que son existence est impossible maintenant. Voilà qui est manifeste par soi. Il s’ensuite qu’existe nécessairement ce dont il n’est donné aucune raison ni cause qui l’empêche d’exister. C’est pourquoi, s’il ne peut y avoir aucune raison ni cause qui empêche la substance-dieu d’exister, ou qui supprime son existence, il faut sans aucune réserve conclure qu’il existe nécessairement. Mais si une telle raison ou cause était donnée, elle devrait se trouver ou bien dans la nature même de la substance-dieu ou bien à l’extérieur d’elle, c’est-à-dire dans une autre substance de nature différente. Car si elle était de même nature, on accorderait du même coup qu’il is a une substance-dieu. Mais une substance qui serait d’une autre nature ne saurait rien avoir de commun avec la substance-dieu (E1p2), et ainsi elle ne pourrait ni poser ni supprimer son existence. Donc, puisque la raison ou la cause qui supprimerait l’existence divine ne peut se trouver à l’extérieur de la nature divine, elle devra nécessairement se trouver, si toutefois la substance-dieu n’existe pas, dans sa nature même, qui alors impliquerait donc une contradiction. Affirmation absurde, concernant un être absolument infini et souverainement parfait. Il n’y a donc ni en la substance-dieu ni à l’extérieur de la substance-dieu aucune cause ou raison qui supprimerait son existence, et par suite la substance-dieu existe nécessairement. C.Q.F.D.
------------------------------------Pouvoir ne pas exister est impuissance, et, au contraire, pouvoir exister est puissance (comme il est connu de soi). C’est pourquoi, si ce qui existe à présent nécessairement se réduit à des êtres finis, des êtres finis ont donc plus de puissance qu’un être absolument infini. Et c’est une absurdité (comme il est connu de soi). Ou bien donc rien n’existe, ou bien un être absolument infini existe nécessairement lui-aussi. Mais nous existons, que ce soit en nous-mêmes ou en autre chose qui nécessairement existe (E1a1 et E1p7). Donc un être absolument infini, c’est-à-dire (E1d6) la substance-dieu, existe nécessairement. C.Q.F.D.
------------------------------------Dans cette dernière démonstration, j’ai voulu montrer a posteriori l’existence de la substance-dieu, pour que la démonstration fût plus facile à apercevoir ; ce n’est point parce que l’existence de la substance-dieu ne suivrait pas a priori de ce même principe fondamental. Car, puisque pouvoir exister est puissance, il s’ensuit que plus il y a de réalité qui revient à la nature d’une chose, plus elle a par elle-même de forces pour exister. Et ainsi un être absolument infini, autrement dit la substance-dieu, a par lui-même une puissance absolument infinie d’exister, et pour cette raison elle existe absolument.
Beaucoup pourtant auront peut-être du mal à voir l’évidence de cette démonstration, habitués qu’ils sont à se représenter seulement les choses qui proviennent de causes extérieures: parmi ces choses, ils voient celles qui se font vite, c’est-à-dire celles qui existent facilement, périr aussi facilement; et à l’inverse ils considèrent comme plus difficiles à faire, c’est-à-dire comme ayant moins de facilité à exister, les choses qu’ils conçoivent comme plus riches et propriétés. Pour les délivrer de ces préjugés, je n’ai pas besoin de faire voir ici dans quelle mesure est vrai l’adage vite fait vite défait ni non plus si, au regard de la nature tout entière, tout est également facile ou non. Il suffit de remarquer simplement que je parle ici non pas des choses qui proviennent de causes extérieures mais des seules substances, lesquelles (E1p6) ne peuvent être produites par aucune cause extérieure. En effet, pour les choses qui proviennent de causes extérieures, que ces choses comportent beaucoup ou peu de parties, elles doivent tout ce qu’elles possèdent de perfection, autrement dit de réalité, à la vertu d’une cause extérieure, et ainsi leur existence tire son origine de la seule perfection d’une cause extérieure et non pas de la leur. Au contraire, tout ce qu’une substance a de perfection n’est dû à aucune cause extérieure: voilà pourquoi son existence, elle aussi, doit suivre de sa seule nature, et par suite n’est rien d’autre que son essence. La perfection ne supprime donc pas l’existence d’une chose, au contraire elle la pose. À l’inverse, c’est l’imperfection qui la supprime. Et ainsi nous ne pouvons être certains de l’existence d’aucune chose plus que de l’existence d’un être absolument infini ou parfait, c’est-à-dire de la substance-dieu. Car dès lors que son essence exclut tout imperfection et implique l’absolue perfection, elle supprime du même coup toute cause qui ferait douter de son existence et elle en donne la certitude la plus haute; ce qui, je crois, sera clair si l’on y fait un peu attention.
Aucun attribut de substance ne peut être vraiment conçu d’où il suivrait que la substance puisse être divisée.
------------------------------------En effet les parties dans lesquelles la substance ainsi conçue (en tant que divisée) se diviserait ou bien garderont la nature d’une substance ou bien ne la garderont pas. Dans le premier cas, chaque partie devra être infinie (E1p8) et (E1p6) cause de soi, et (E1p5) elle devra consister en un attribut différent; et ainsi à partir d’une seule substance il pourra s’en constituer plusieurs, ce qui (E1p6) est absurde. Ajoutons que les parties (E1p2) n’auraient rien de commun avec leur tout, et que le tout (E1d4 et E1p10) pourrait sans ses parties à la fois être et être conû; ce qui est absurde, personne n’en pourra douter. Mais dans le second cas, à savoir si les parties ne gardent pas la nature d’une substance, alors donc, une fois qu’on aurait divisé la totalité de la substance en parties égales, elle perdrait sa nature de substance et cesserait d’être; ce qui (E1p7) est absurde.
------------------------------------La substance absolument infinie est indivisible ou: Une substance absolument infinie est indivisible.
------------------------------------Si en effet elle était divisible, les parties en lesquelles elle se diviserait ou bien garderont la nature d’une substance absolument infinie ou bien ne la garderont pas. Dans le premier cas, il y aura donc plusieurs substances de même nature, ce qui (E1p5) est absurde. Dans le second cas, alors (comme ci-dessus) la substance absolument infinie pourra donc cesser d’être, ce qui (E1p11) est aussi une absurdité.
------------------------------------Il s’ensuit qu’aucune substance, et par conséquent aucune substance corporelle, en tant qu’elle est substance, n’est divisible.
------------------------------------Que la substance soit indivisible, on le comprend plus simplement de cela seul que l’on ne peut concevoir la nature d’une substance qu’infinie, et que par une partie de la substance on ne peut rien comprendre d’autre qu’une substance finie ce qui (E1p8) implique une contradiction manifeste.
------------------------------------Sauf la substance-dieu, il ne peut y avoir et l’on ne peut concevoir aucune substance.
------------------------------------Puisque la substance-dieu est une être absolument infinie dont on ne peut nier aucun attribut qui exprime une essence de substance (E1d6), et puisque la substance-dieu existe nécessairement (E1p11), s’il y avait quelque substance en plus de la substance-dieu, elle devrait s’expliquer par quelque attribut de la substance-dieu; si bien qu’il existerait deux substances de même attribut, ce qui (E1p5) est absurde. Et ainsi en dehors de la substance-dieu il ne peut y avoir aucune substance, et par conséquent on ne peut pas non plus en concevoir. Car si elle pouvait être conçue, elle devrait nécessairement être conçue comme existante; mais c’est là (en vertu de la première partie de cette démonstration) une absurdité. Donc en dehors de la substance-dieu il ne peut y avoir et l’on ne peut concevoir aucune substance. C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’ensuit très clairement 1. Que la substance-dieu est unique, c’est-à-dire (E1d6) qu’il n’y a dans la nature des choses qu’une seule substance, et que cette substance est absolument infinie, comme nous l’avons déjà indiqué dans le scolie de la proposition 10.
------------------------------------Il s’ensuit 2. Que chose étendue et chose pensante sont ou bien des attributs de la substance-dieu, ou bien (E1a1) des affections des attributs de la substance-dieu.
------------------------------------Tout ce qui est, est en la substance-dieu et rien sans la substance-dieu ne peut être ni être conçu.
------------------------------------À part la substance-dieu il n’y a et l’on ne peut concevoir aucune substance (E1p14), c’est-à-dire (E1d3) aucune chose qui est en soi et se conçoit par soi. Quant aux modes (E1d5), ils ne peuvent sans substance ni être ni être conçus; c’est pourquoi il n’y a que la nature divine dans laquelle ils puissent être et par laquelle ils puissent être conçus. Mais en dehors des substances et des modes il n’y a rien (E1a1). Donc rien sans la substance-dieu ne peut être ni être conçu. C.Q.F.D.
------------------------------------Il est des gens pour former la fiction d’un Dieu à l’image de l’être humain, consitant en un corps et une mens et en proie aux passions. Les démonstrations précédentes suffisent à établir combien ils s’égarent loin de la vraie connaissance de Dieu. Mais je laisse ces gens-là de côté, car tous ceux qui se sont représenté peu ou prou la nature divine nient que Dieu soit corporel.
Ce dont ils donnent également une preuve excellente, tirée de ce que par corps nous entendons n’importe quelle quantité ayant longueur, largeur et profondeur, bornée par telle figure bien précise, et de ce qu’on ne peut énoncer plus grande absurdité de la Dieu, à savoir de l’être absolument infini. Mais en même temps, d’autres raisonnements par lesquels ils essaient de démontrer cette même conlusion font bien voir qu’ils écartent entièrement de la nature divine la substance corporelle elle-même, autrement dit la substance étendue, et qu’ils posent qu’elle a été créée par Dieu. Mais par quelle puissance divine elle aura bien pu être créée, ils l’ignorent complètement: ce qui montre bien qu’ils ne comprennnent pas ce qu’ils disent eux-mêmes.
Pour moi, j’ai au moins démontré, avec à mon sens assez de clarté (voir E1p6c et E1p8s2), qu’aucune substance ne peut être produite, ou créée, par autre chose. Allons plus loin, dans la proposition 14 nous avons montré qu’en dehors de la substance-dieu aucune substance ne peut être donnée ni conçue; et nous en avons conclu que la substance étendue est l’un des attributs infinis de la substance-dieu. Mais pour l’expliquer plus à fond, je vais réfuter les arguments des adversaires, qui se ramènent tous à ce qui suit.
En premier lieu la substance corporelle, en tant que substance, comporte à leur avis des parties; aussi disent-ils qu’elle ne peut pas être infinie et que par conséquent elle ne peut appartenir à Dieu. Ils expliquent ce point à l’aide d’une foule d’exemples dont je vais rapporter un ou deux. Si la substance corporelle est infinie, disent-ils, qu’on la conçoive divisée en deux parties: chacune des deux parties sera ou bien finie ou bien infinie. Dans le premier cas, l’infini est donc composé de deux parties finies, ce qui est absurde. Dans le second cas, il y a donc un infini qui est deux fois plus grand qu’un autre infini, ce qui est également absurde. Ensuite, si la quantité infinie est mesurée en parties égales à un pied, elle devra comporter une infinité de semblables parties, tout comme aussi si elle est mesurée en parties égales à un pouce; et partant on aura un nombre infini douze fois plus grand qu’un autre nombre infini. Enfin si, à partir d’un point pris dans une quantité infinie, on se représente deux droites comme AB et AC ayant au début une distance bien précise et déterminée et qui se prolongent à l’infini, il est certain que la distance entre B et C s’accroît continuellement et qu’elle finira, de déterminée, par devenir indéterminable, Puis donc que ces absurdités suivent, à leur sens, de la supposition d’une quantité infinie, ils en concluent que la substance corporelle doit être finie, et par conséquent qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu.
Un second argument se tire également de la souveraine perfection de Dieu. Dieu en effet, disent-ils, puisqu’il est un être souverainement parfait, ne peut pas être passif; mais la substance corporelle, en tant qu’elle est divisible, peut être passive; il s’ensuit donc qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu,
Voilà les arguments que je rencontre chez les auteurs pour essayer de montrer que la substance corporelle est indigne de la nature divine, et qu’elle ne peut lui appartenir. Mais si l’on y fait correctement attention, on trouvera que j’y ai déjà répondu, étant donné que ces arguments ont pour unique fondement la supposition que la substance corporelle est composée de parties, ce dont j’ai déjà (prop. 11 avec le cor. de la prop.13) montré l’absurdité.
Ensuite, si l’on veut bien scruter correctement l’affajre, on verra que toutes ces absurdités (à supposer qu’elles soient toutes des absurdités, ce dont je ne dispute pas pour le moment) desquelles ils veulent tirer la conclusion que la substance étendue est finie ne suivent aucunement de la supposition d’une quantité infinie, mais de ce qu’ils supposent que la quantité infinie est mesurable et s’obtient par addition de parties finies. Voilà pourquoi, des absurdités qui s’ensuivent, ils ne peuvent rien conclure sauf que la quantité infinie n’est pas mesurable et ne peut s’obtenir par addition de parties finies. Conclusion identique à ce que nous avions nous-mêmes déjà démontré plus haut (proposition 12. etc,). Ainsi le trait qu’ils dirigent contre nous les atteint en réalité eux-mêmes. Si donc, de cette absurdité qui est la leur, ils prétendent malgré tout conclure que la substance étendue doit être finie, ils ne font, ma foi, pas autre chose qu’un homme qui commence par former la fiction selon laquelle le cercle a les propriétés du carré, et qui en conclut que le cercle n’a pas de centre d’où toutes les lignes tirées jusqu’à la circonférence soient égales. Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue qu’infinie, qu’unique, qu’indivisible (voir les prop. 8, 5 et 12), eux-mêmes, pour conclure qu’elle est finie, conçoivent qu’elle se compose par addition de parties finies et qu’elle est multiple et divisible. Tout comme d’autres commencent par former la fiction selon laquelle une ligne se compose de points, et savent ensuite trouver une foule d’arguments pour montrer qu’une ligne n’est pas divisible à l’infini.
À coup sûr, il n’est pas moins absurde de poser que la substance corporelle se compose de corps, autrement dit de parties, que de poser que le corps se compose de surfaces, la surface de lignes, et enfin les lignes de points. Tous ceux qui savent qu’une raison claire est infaillible doivent l’avouer, et au premier chef ceux qui affirment qu’il n’y a pas de vide. Car si la substance corporelle pouvait se diviser de telle sorte que ses parties fussent réellement distinctes, pourquoi donc une partie ne pourrait-elle pas être anéantie toute seule, tandis que toutes les autres garderaient entre elles la même connexion qu’auparavant? Et pourquoi faudrait-il qu’elles s’adaptent toutes de sorte qu’il n’y ait pas de vide? Assurément, quand des choses sont réellement distinctes entre elles, l’une peut sans l’autre être et demeurer dans son état. Puis donc qu’il n’y a pas de vide dans la Nature (j’en ai traité ailleurs), et que toutes les parties doivent concourir pour faire qu’il n’y ait pas de vide, il s’ensuit également qu’il ne peut pas y avoir entre elles de distinction réelle, c’est-à-dire que la substance corporelle, en tant qu’elle est une substance, ne peut pas être divisée.
Demande-t-on pourtant, maintenant, pourquoi nous sommes par nature si portés à diviser la quantité? Je réponds qu’il y a deux façons pour nous de concevoir la quantité, à savoir: abstraitement, autrement dit superficiellement, en tant évidemment que nous l’imaginons; ou bien comme une substance, ce que l’entendement est seul à faire. C’est pourquoi, si notre attention se porte sur la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce qui est fréquent et plus facile à faire pour nous, on la trouvera finie, divisible, composée par addition de parties; mais si notre attention se porte sur elle telle qu’elle est dans l’entendement, et si nous la concevons en tant qu’elle est une substance, ce qui est le plus difficile à faire, alors, comme nous l’avons déjà suffisamment démontré, on la trouvera infinie, unique, indivisible. Tous ceux qui auront su faire la distinction entre imagination et entendement le verront assez manifestement. Surtout si l’on fait attention aussi à ce que la matière est partout la même, et à ce que des parties ne s’y distinguent que dans la mesure où nous concevons la matière comme affectée selon diverses modalités; d’où entre ses parties une distinction qui est modale seulement et non pas réelle. Par exemple, de l’eau, nous concevons qu’elle se divise et que ses parties se séparent l’une de l’autre en tant qu’elle est de l’eau, mais non pas en tant qu’elle est substance corporelle; car, en tant que telle, il n’y a pour elle ni séparation ni division, De plus, l’eau en tant qu’eau s’engendre et se corrompt; mais en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt.
Par là je pense avoir répondu aussi au second argument, étant donné qu’il se fonde lui aussi sur l’idée que la matière, en tant que substance, serait divisible et composée par addition de parties. Et quand bien même ce point ne serait pas acquis, je ne vois pas pourquoi elle serait indigne de la nature divine, étant donné (en vertu de la prop. 14) qu’il ne peut y avoir en dehors de la substance-dieu aucune substance dont cette nature divine subisse passivement l’action. Toutes choses, dis-je, sont en la substance-dieu, et tout ce qui se produit se produit en vertu des seules lois de la nature infinie de la substance-dieu et suit de la nécessité de son essence (comme je vais le montrer bientôt), Voilà pourquoi on n’aurait aucune raison de dire que la substance-dieu est passive devant autre chose, ou que la substance étendue est indigne de la nature divine, même si on la supposait divisible, pourvu qu’on accorde qu’elle est éternelle et infinie, Mais là-dessus en voilà assez pour le moment.
------------------------------------De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une compréhension infini).
------------------------------------Cette proposition doit être manifeste pour chacun, pourvu qu’il fasse attention à ceci: une fois donnée la définition d’une chose, n’importe laquelle, la compréhension en conclut plusieurs propriétés qui, réellement, suivent nécessairement de cette définition (c’est-à-dire de l’essence même de la chose); et elle en conclut d’autant plus de propriétés que la définition de la chose exprime plus de réalité, c’est-à-dire que l’essence de la chose définie implique plus de réalité. Puisque la nature divine possède une infinité absolue d’attributs (E1d6) dont, en outre, chacun exprime en son genre une essence infinie, il doit donc de sa nécessité suivre nécessairement une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une compréhension infinie). C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’ensuit que la substance-dieu est cause efficiente de toutes les choses qui peuvent tomber sous une compréhension infinie.
------------------------------------Il suit 2°) que la substance-dieu est cause par soi et non pas par accident.
------------------------------------Il suit 3°) que la substance-dieu est absolument cause première.
------------------------------------La substance-dieu agit d’après les seules lois de sa propre nature, et sans être contraint par personne.
------------------------------------De la seule nécessité de la nature substantielle-divine ou (ce qui revient au même) des seules lois de sa nature, il suit une absolue infinité de choses, nous venons de le montrer dans E1p16 ; et nous avons démontré dans la E1p15 que rien sans la substance-dieu ne peut ni être ni être conçu, mais que tout est en la substance-dieu, ce pourquoi il ne peut rien y avoir à l’extérieur d’elle par quoi elle soit déterminée ou contrainte à agir; et ainsi la substance-dieu agit d’après les seules lois de sa propre nature et sans être contraint par personne. C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’ensuit 1° qu’il n’y a aucune cause qui de l’extérieur ou de l’intérieur, excepté la perfection de sa nature, incite la substance-dieu à agir,
------------------------------------Il suit 2 ° que seule la substance-dieu est cause libre. Car la substance-dieu est la seule à exister par la seule nécessité de sa propre nature (E1p11 et E1p14c1), et à agir de par la seule nécessité de sa propre nature (E1p17). Et ainsi (E1d7) seule elle est cause libre. C.Q.F.D.
------------------------------------Selon d’autres, si la substance-dieu est cause libre, c’est parce qu’elle peut, à leur avis, faire en sorte que ce que nous avons dit suivre de sa nature, c’est-à-dire ce qui est en son pouvoir, n’arrive pas, autrement dit que ces choses ne soient pas produites par elle. Mais autant dire que la substance-dieu peut faire en sorte que de la nature du triangle ne suive pas l’égalité de ses trois angles à deux droits, autrement dit que d’une cause donnée l’effet ne suive pas, ce qui est absurde.
En outre, je vais montrer ci-dessous sans me servir de cette proposition que ni la compréhension ni la volonté n’appartiennent à la nature de la substance-dieu. Je sais bien que beaucoup pensent pouvoir démontrer qu’une souveraine compréhension et une volonté libre appartiennent à la nature de la substance-dieu : ils déclarent en effet ne rien connaître de plus parfait à attribuer à la substance-dieu que ce qui est en nous la perfection suprême. Allons plus loin; même s’ils conçoivent la substance-dieu comme ayant une suprême intelligence en acte, ils ne croient pourtant pas qu’elle puisse faire en sorte qu’existent toutes les choses dont elle a l’actuelle intellection: car ils estimeraient par là détruire la puissance de la substance-dieu, Si elle avait créée, disent-ils, tout ce qu’il y a dans son intellect, elle n’aurait alors rien pu créer de plus, ce qu’ils croient contradictoire avec la toute-puissance de la substance-dieu; aussi ont ils préféré poser une substance-dieu indifférente à tout, et qui ne crée rien d’autre en sus de ce qu’elle a décidé de créer par une sorte de volonté absolue.
Mais j’estime, quant à moi, avoir montré avec assez de clarté (E1p16) que de la souveraine puissance de la substance-dieu, autrement dit de sa nature infinie, une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-à-dire tout, a nécessairement découlé ou continue sans cesse de suivre avec la même nécessité : tout comme de la nature du triangle il suit de toute éternité et pour route l’éternité que ses angles sont égaux à deux droits. C’est pourquoi la toute-puissance de la substance-dieu a été en acte de toute éternité, et elle restera pour l’éternité dans la même actualité ; De cette façon la toute-puissance de la substance-dieu est, à mon sens du moins, posée comme beaucoup plus parfaite. Que dis-je ! ce sont mes adversaires, à parler franc, qui ont l’air de nier la toute-puissance de la substance-dieu. Ils sont en effet contraints d’avouer que la substance-dieu comprend une infinité de choses possibles que, cependant, elle ne pourra jamais créer. Car autrement, je veux dire si elle créait tout ce qu’elle comprend, elle épuiserait selon eux sa puissance et elle se rendrait imparfait. Pour poser la substance-dieu comme parfait, ils en sont donc réduits à devoir poser en même temps qu’elle ne peut pas faire tout ce à quoi s’étend sa puissance : je ne vois pas quelle fiction l’on pourrait former qui soit plus absurde et contredise davantage à la toute-puissance de la substance-dieu.
Je vais encore plus loin. Communément nous attribuons à la substance-dieu compréhension et volonté, et j’ai aussi quelques mots à en dire ici: si compréhension et volonté appartiennent bien à l’essence éternelle de la substance-dieu, il faut comprendre par l’un et l’autre de ces deux attributs tout autre chose assurément que ce que les êtres humains ont l’habitude de comprendre couramment. Car une compréhension et une volonté qui constitueraient l’essence de la substance-dieu devraient différer de toute l’étendue du ciel de notre compréhension et de notre volonté, et ils ne pourraient convenir en rien d’autre que le nom; exactement de la même manière que conviennent entre eux le Chien, constellation céleste et le chien, animal aboyant.
Voici comment je vais le démontrer. Si une compréhension appartient à la nature substantielle-divine, elle ne pourra pas être, comme notre compréhension, postérieur par nature aux choses qu’elle comprend (comme l’estiment la plupart) ou contemporain par nature de ces mêmes choses, étant donné que la substance-dieu précède toutes choses dans l’ordre de la causalité (E1p16c1) ; au contraire, c’est la vérité et l’essence formelle des choses qui est telle qu’elle est parce que telle elle existe objectivement dans la compréhension substantielle-divine. C’est pourquoi la compréhension de la substance-dieu, dans la mesure où on le conçoit comme constituant l’essence de la substance-dieu, est en réalité la cause des choses, aussi bien de leur essence que de leur existence. Apparemment ils s’en sont avisés eux aussi, ceux qui ont affirmé que la compréhension, la volonté et la puissance de la substance-dieu sont une seule et même chose. Aussi, puisque la compréhension de la substance-dieu est la cause unique des choses, je veux dire (comme nous l’avons montré) de leur essence aussi bien que de leur existence, nécessairement elle doit elle-même différer de ces choses aussi bien sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence. Car le causé diffère de sa cause précisément en ce qu’il tient de sa cause. Par exemple, un être humain est cause de l’existence, mais non pas de l’essence d’un autre être humain ; car cette essence est une vérité éternelle, aussi peuvent-ils parfaitement convenir selon l’essence, mais dans le fait d’exister ils doivent différer. Aussi, que l’existence de l’un vienne à périr, celle de l’autre ne périra pas pour autant : mais si l’essence de l’un pouvait être détruite et devenir fausse, l’essence de l’autre serait elle aussi détruite. C’est pourquoi la chose qui est cause et de l’essence et de l’existence d’un certain effet doit différer d’un tel effet aussi bien sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence. Or la compréhension de la substance-dieu est cause et de l’essence et de l’existence de notre compréhension, donc la compréhension de la substance-dieu, dans la mesure où on le conçoit comme constituant l’essence substantielle-divine, diffère de notre compréhension tant sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence, et elle ne peut convenir avec elle en rien d’autre que le nom, comme nous le voulions. Concernant la volonté on procède de la même façon, comme chacun peut le voir facilement.
------------------------------------La substance-dieu est cause immanente et non pas transitive de toutes choses.
------------------------------------Tout ce qui est est en la substance-dieu et doit se concevoir par la substance-dieu (E1p15), et ainsi (E1p16c1) la substance-dieu est cause des choses qui sont en elle, ce qui est le premier point. Ensuite, il ne peut y avoir en dehors de la substance-dieu aucune substance (E1p14), c’est-à-dire (E1d3) aucune chose qui soit en soi à l’extérieur de la substance-dieu, ce qui était le second point. La substance-dieu est donc la cause immanente et non pas transitive de toutes choses. C.Q.F.D.
------------------------------------La substance-dieu, autrement dit tous les attributs de la substance-dieu, sont éternels.
------------------------------------La substance-dieu en effet (E1d6) est une substance qui (E1p11) existe nécessairement, c’est-à-dire (E1p7) qu’il appartient à sa nature d’exister ; autrement dit (ce qui revient au même) de sa définition s’ensuit le fait même d’exister ; et ainsi (E1d8) elle est éternelle. Ensuite, par attributs de la substance-dieu il faut comprendre ce qui (E1d4) exprime l’essence de la substance substantielle-divine ; c’est-à-dire que ce qui appartient à la substance, cela même, dis-je, les attributs doivent eux-mêmes l’impliquer. Or l’éternité appartient à la nature de la substance (comme je l’ai déjà démontré à partir de E1p7), donc chacun des attributs doit impliquer l’éternité et ainsi ils sont tous éternels. C.Q.F.D.
------------------------------------L’évidence de cette proposition apparaît aussi avec toute la clarté possible par la façon dont dans la proposition 11 j’ai démontré l’existence de la substance-dieu : cette démonstration, dis-je, établit que l’existence de la substance-dieu est au même titre que son essence une vérité éternelle. Ensuite, j’ai encore démontré dans la proposition 19 des Principes de Descartes l’éternité de la substance-dieu d’une autre façon et il n’est pas besoin de le répéter ici.
------------------------------------L’existence de la substance-dieu et son essence sont une seule et même chose
------------------------------------La substance-dieu (E1p19) et tous ses attributs sont éternels, c’est-à-dire (E1d8) que chacun de ses attributs exprime l’existence, Donc les mêmes attributs de la substance-dieu qui (E1d4) expliquent l’essence éternelle de la substance-dieu, expliquent en même temps son éternelle existence, c’est-à-dire que cela même qui constitue l’essence de la substance-dieu constitue en même temps son existence ; et ainsi cette existence et son essence sont une seule et même chose. C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’ensuit 1° que l’existence de la substance-dieu, au même titre que son essence, est une vérité éternelle.
------------------------------------Il s’ensuit 2° que la substance-dieu, autrement dit tous les attributs de la substance-dieu, sont immuables. Car s’ils changeaient sous le rapport de l’existence, ils devraient le faire aussi (E1p20) sous le rapport de l’essence, c’est-à-dire (comme il est connu de soi) devenir faux de vrais qu’ils étaient, ce qui est absurde.
------------------------------------Tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de la substance-dieu a dû toujours exister, et exister infini ; autrement dit il est, par l’entremise de ce même attribut, éternel et infini.
------------------------------------Qu’on essaie de concevoir, si on le nie, quelque chose en quelque attribut de la substance-dieu qui suivrait de sa nature absolue tout en étant fini et en ayant une existence, autrement dit une durée, déterminée : par exemple l’idée de la substance-dieu dans la pensée.
Le penser, étant donné qu’on la suppose être un attribut de la substance-dieu, est nécessairement (E1p11) infinie de sa propre nature. Mais en tant qu’il a l’idée de la substance-dieu, il est supposée être finie. Or (E1d2) on ne peut le concevoir comme fini que s’il est borné par le penser lui-même. Mais non pas du penser lui-même en tant qu’il constitue l’idée de la substance-dieu, car c’est en tant que tel qu’on le suppose fini. C’est donc du penser en tant qu’il ne constitue pas l’idée de la substance-dieu, penser qui pourtant (E1p11) doit exister nécessairement. Il y a donc un penser qui ne constitue pas l’idée de la substance-dieu : et ainsi, de sa nature en tant qu’il est le penser absolu ne suit pas nécessairement l’idée de la substance-dieu. (Car on le conçoit et comme constituant l’idée de la substance-dieu, et comme ne la constituant pas.) Ce qui va à l’encontre de l’hypothèse. C’est pourquoi, si l’idée de la substance-dieu dans le penser, ou n’importe quelle chose dans n’importe quel attribut (tout exemple qu’on prend revient au même, étant donné que la démonstration est universelle), suit de la nécessité de la nature absolue de cet attribut, elle doit nécessairement être infinie, ce qui était le premier point.
Ensuite, ce qui résulte ainsi de la nécessité de la nature d’un attribut ne peut avoir une durée déterminée. Car, si on le nie, supposez qu’une chose qui suit de la nécessité de la nature d’un attribut est donnée dans un certain attribut de la substance-dieu, par exemple l’idée de la substance-dieu dans le pernser ; et supposez que cette chose à un certain moment n’a pas existé ou n’existera pas. Comme on suppose que le penser est un attribut de la substance-dieu, son existence doit être à la fois nécessaire et immuable (E1p11 et E1p20c2). C’est pourquoi, au-delà des limites de durée assignées à l’idée de la substance-dieu (on suppose en effet qu’à un certain moment elle n’a pas existé ou elle n’existera pas), le penser devra exister sans l’idée de la substance-dieu ; mais cela va à l’encontre de l’hypothèse ; on suppose en effet que, si le penser est donnée, l’idée de la substance-dieu en suit nécessairement. Donc l’idée de la substance-dieu dans le penser, ou telle ou telle chose qui résulte nécessairement de la nature absolue de quelque attribut de la substance-dieu, ne peut avoir de durée déterminée : en vertu de ce même attribut elle est éternelle, ce qui était le second point. Remarquons que l’affirmation vaut pour toute chose qui, en un certain attribut de la substance-dieu, suit nécessairement de la nature absolue de la substance-dieu.
------------------------------------Tout ce qui suit d’un attribut de la substance-dieu en tant que modifié par une modification de ce genre, modification qui en vertu de ce même attribut a une existence nécessaire et infinie, doit lui aussi avoir une existence à la fois nécessaire et infinie.
------------------------------------Pour démontrer cette proposition, on procède de la même façon que pour démontrer la précédente.
------------------------------------Tout mode dont l’existence est à la fois nécessaire et infinie a dû suivre comme une conséquence nécessaire ou bien de la nature absolue d’un attribut de la substance-dieu, ou bien d’un attribut modifié par une modification dont l’existence est à la fois nécessaire et infinie.
------------------------------------En effet un mode est en autre chose par quoi il doit se concevoir (E1d5); c’est-à-dire (E1p15) est en la substance-dieu seule et ne peut se concevoir que par la substance-dieu seule. Si donc on conçoit qu’un mode existe nécessairement et qu’il est infini, l’un et l’autre caractères doivent être nécessairement conclus, autrement dit perçus, par l’entremise d’un attribut de la substance-dieu en tant que cet attribut est conçu comme exprimant l’infinité et la nécessité d’exister, autrement dit (ce qui revient au même E1d8) l’éternité, c’est-à-dire (E1d6 et E1p19) en tant qu’il est considéré absolument. Si un mode existe à la fois nécessairement et infini, il a donc dû suivre de la nature absolue d’un attribut de la substance-dieu, et cela ou bien immédiatement (cas dont traite E1p21) ou bien par la médiation d’une certaine modification qui suit de sa nature absolue, c’est-à-dire (E1p22) qui existe nécessairement et infinie. C.Q.F.D.
------------------------------------L’essence des choses que la substance-dieu produit n’implique pas l’existence.
------------------------------------Cela est évident d’après la définition 1, En effet ce dont la nature (je veux dire la nature considérée en elle-même) implique l’existence, c’est ce qui est cause de soi et tient son existence de la seule nécessité de sa propre nature.
------------------------------------Il s’ensuit que la substance-dieu n’est pas seulement, pour les choses, cause de ce qu’elles commencent à exister, mais aussi de ce qu’elles persévèrent dans l’exister, autrement dit (pour me servir d’une expression scolastique) que la substance-dieu est pour les choses cause de leur être. Car, que les choses existent ou qu’elles n’existent pas, chaque fois que nous tournons notre attention vers leur essence, nous trouvons qu’elle n’implique ni existence ni durée: et ainsi leur essence ne peut être la cause ni de leur existence ni de leur durée: cette cause ne peut être que la substance-dieu, à la seule nature de qui il appartient d’exister (E1p14c1).
------------------------------------La substance-dieu n’est pas seulement cause efficiente de l’existence des choses, mais aussi de leur essence.
------------------------------------Si on le nie, c’est donc que la substance-dieu n’est pas cause de l’essence des choses ; et ainsi (E1a4) l’essence des choses peut être conçue sans la substance-dieu. Or c’est là (E1p15) une absurdité. Donc la substance-dieu est aussi cause de l’essence des choses. C.Q.F.D.
------------------------------------Cette proposition suit avec plus de clarté de la Proposition 16. D’elle en effet il suit que, la nature divine étant donnée, tant l’essence des choses que leur existence doit nécessairement s’en conclure : et, pour le dire d’un mot, au même sens où la substance-dieu est dite cause de soi il faut la dire aussi cause de toutes choses, ce que le corollaire qui suit va établir encore plus clairement.
------------------------------------Les choses particulières ne sont rien que des affections, autrement dit des modes, des attributs de la substance-dieu, par lesquels les attributs de la substance-dieu s’expriment d’une façon bien précise et déterminée. La démonstration est évidente d’après la proposition 15 et la définition 5.
------------------------------------Une chose qui est déterminée a opérer un certain effet y a été déterminée nécessairement par la substance-dieu; et une chose qui n’est pas déterminée par la substance-dieu ne peut pas se
déterminer elle-même a opérer.
Ce par quoi les choses sont dites déterminées à opérer un certain effet est nécessairement
quelque chose de positif (comme il est connu de soi), Et ainsi tant pour son essence que pour
son existence, c’est la substance-dieu qui en est de par la nécessité de sa propre nature la cause efficiente (E1p25 et E1p16): ce qui était le premier point. D’où il suit aussi très clairement le second point de la proposition. Car si une chose qui n’est pas déterminée par la substance-dieu pouvait se déterminer elle même, la première partie de cette proposition serait fausse, ce qui est absurde, comme nous venons de le montrer.
Une chose qui est déterminée par la substance-dieu a opérer un certain effet ne peut pas se
rendre elle-même indéterminée.
Cette proposition est évidente d’après l’axiome 3.
------------------------------------Une chose singuliere quelle qu’elle soit, autrement dit toute chose qui est finie et possede une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à opérer que si elle est déterminée à exister et à opérer par une autre cause, qui elle aussi est finie et possede une existence déterminée; et cette cause à son tour ne peut pas elle non plus exister ni être déterminée à opérer sans une autre, qui elle aussi est finie et possede une existence déterminée, pour la déterminer à exister et à opérer, et ainsi à l’infini.
------------------------------------Tout ce qui est déterminé à exister et à opérer y est déterminé par la substance-dieu (E1p26 et E1p24c). Mais ce qui est fini et possède une existence déterminée n’a pas pu être produit par la nature absolue d’un attribut de la substance-dieu; car tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de la substance-dieu est infini et éternel (E1p21), Il a donc dû suivre de la substance-dieu, ou de l’un de ses attributs, en tant qu’on la considère comme affecté de quelque mode; car hormis la substance et les modes il n’y a rien (E1a1, E1d3 et E1d5), et les modes (E1p25c) ne sont rien que les affections des attributs de la substance-dieu. Mais il n’a pas pu suivre non plus de la substance-dieu ou de l’un de ses attributs en tant qu’il est affecté par une modification qui est éternelle et infinie (E1p22). Ce dont il a dû suivre, ou ce qui a dû le déterminer à exister et à opérer, c’est donc la substance-dieu ou l’un de ses attributs en tant qu’elle est modifié d’une modification qui est finie et possède une existence déterminée, Ce qui était le premier point.
Ensuite, cette cause à son tour (autrement dit ce mode) a dû elle aussi (en vertu du même raisonnement qui vient de nous servir à démontrer la premiere partie de cette proposition)
être déterminée par une autre, qui elle aussi est finie et possède une existence déterminée, et à son tour cette dernière (en vertu du même raisonnement) par une autre, et ainsi sans cesse (en vertu du même raisonnement) à l’infini. C.Q.F.D.
Puisque certaines choses ont dû être produites par la substance-dieu immédiatement, à savoir celles qui suivent nécessairement de sa nature absolue, et puisque d’autres choses; produites par la médiation de ces premières, ne peuvent cependant sans la substance-dieu ni être ni être conçues, il s’ensuit 1° que des choses produites par elle immédiatement, la substance-dieu est la cause absolument prochaine, et non point, comme on dit, en son genre. Car les effets de la substance-dieu ne peuvent sans leur cause ni être ni être conçus (E1p15 et E1p24c).
Il suit 2° que la substance-dieu ne peut proprement être dit cause éloignée des choses singulières, sauf peut-être pour bien les distinguer de celles qu’elle a produites immédiatement, ou plutôt qui suivent de sa nature absolue. Car nous comprenons par cause éloignée le genre de cause qui n’est d’aucune façon conjointe avec son effet. Mais toutes les choses qui sont sont en la substance-dieu, et elles dépendent tellement de la substance-dieu qu’elles ne peuvent sans elle ni être ni être conçues.
------------------------------------Dans la Nature il n y a rien de contingent; tout y est, de par la nécessité de la nature divine, déterminé à exister et à opérer de façon bien précise.
------------------------------------Tout ce qui est est en la substance-dieu (E1p15): or la substance-dieu ne peut pas être dit une chose comingente. Car (E1p11) c’est nécessairement qu’elle existe et non pas de façon contingente. Ensuite, quant aux modes de la nature divine, c’est eux aussi de façon nécessaire et non pas contingente qu’ils en ont suivi (E1p16), et cela en tant que la nature divine est considérée ou bien absolument (E1p21), ou bien comme déterminée à agir de façon bien précise (E1p27). Faisons un pas de plus: la substance-dieu est cause de ces modes, non pas seulement en tant qu’ils existent tout simplement (E1p24c), mais aussi (E1p26) en tant qu’ils sont considérés comme déterminés à produire tel effet. Si la substance-dieu (E1p26) ne les détermine pas, il est impossible et non pas contingent qu’ils se déterminent eux-mêmes; et inversement (E1p17) si la substance-dieu les détermine, il est impossible et non pas contingent qu’ils se rendent eux-mêmes indéterminés. Voilà pourquoi tout est déterminé par la nécessité de la nature divine non pas seulement à exister, mais aussi à exister et à opérer d’une façon bien précise, et il n’y a rien de contingent. C.Q.F.D.
------------------------------------Avant d’aller plus loin, je veux ici expliquer ce qu’il nous faut comprendre par nature naturante et par nature naturée, ou plutôt le faire remarquer. Car ce qui précède l’a déjà établi à mon sens avec évidence: par nature naturante il nous faut comprendre ce qui est en soi et se conçoit par soi, autrement dit cette sorte d’attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (E1p14c1 et E1p17c2) la substance-dieu en tant qu’elle est considérée comme cause libre. Et par nature naturée je comprends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de la substance-dieu, autrement dit de l’un de ses attributs, c’est-à-dire tous les modes des attributs de la substance-dieu en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en la substance-dieu et qui sans la substance-dieu ne peuvent ni être ni être conçues.
------------------------------------Fini ou infini, une compréhension en acte doit comprendre les attributs de la substance-dieu et les affections de la substance-dieu, et rien d’autre.
------------------------------------L’idée vraie doit s’accorder avec son idéat (E1a6), c’est-à-dire (comme il est connu de soi) que ce qui est contenu objectivement dans la compréhension doit nécessairement être donné dans la Nature. Or dans la Nature (E1p14c1) il n’est donné qu’une seule substance, à savoir la substance-dieu; ni aucune autre affection (E1p15) que les affections qui sont en la substance-dieu et qui (E1p15) ne peuvent sans la substance-dieu ni être ni être conçues. Fini nu infini, une compréhension en acte doit donc comprendre les attributs de la substance-dieu et les affections de la substance-dieu, et rien d’autre. C.Q.F.D.
------------------------------------Une compréhension en acte, qu’elle soit finie ou infinie, comme aussi une volonté, un désir, un amour et ainsi de suite, doivent être rapportés a la nature naturée et non pas à la naturante.
------------------------------------Par compréhension en effet (comme il est connu de soi) nous ne comprenons pas la pensée absolue, mais seulement un mode bien précis du penser, mode qui diffère des autres modes, désir, amour etc.; et ainsi (E1d5) elle doit être conçue par la pensée absolue; ce qui veut dire, bien sûr (E1p15 et E1d6), qu’elle doit être conçue par l’entremise d’un certain attribut de la substance-dieu qui exprime l’essence éternelle et infinie du penser, et cela de façon telle qu’elle ne puisse sans lui ni être ni être conçue: et pour cette raison (E1p29s) elle doit être rapportée à la nature naturée et non pas à la naturante, comme aussi les autres modes du penser. C.Q.F.D.
------------------------------------La raison pour laquelle je parle ici de compréhension en acte n’est pas que j’accorde que soit donné une quelconque compréhension en puissance: mais comme je désire éviter toute confusion, je n’ai voulu parler que d’une chose que nous percevons avec la plus grande clarté possible, à savoir l’acte de compréhension lui-même, acte tel que nous ne percevons rien avec plus de clarté. Car nous ne pouvons rien comprendre qui ne conduise à une connaissance plus parfaite de l’acte de compréhension.
------------------------------------La volonté ne peut pas être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire.
------------------------------------La volonté est seulement un mode bien précis du penser, au même titre que la compréhension; et ainsi (E1p28) chaque volition ne peut exister ni être déterminée à produire un effet que si elle est déterminée par une autre cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l’infini. Si l’on suppose une volonté infinie, elle doit elle aussi être déterminée à exister et à produire un effet par la substance-dieu: non pas par la substance-dieu en tant qu’elle est une substance absolument infinie, mais en tant qu’elle a l’attribut qui exprime l’essence infinie et éternelle du penser (E1p23). De quelque façon qu’on la conçoive, finie ou infinie, elle requiert donc une cause par làquelle elle soit déterminée à exister et à produire un effet; et ainsi (E1d7) elle ne peut pas être dite cause libre mais seulement cause nécessaire ou conttainte. C.Q.F.D.
------------------------------------Il s’ensuit 1° que la substance-dieu n’opère pas par la liberté de sa volonté.
------------------------------------Il suit 2° que la volonté et la compréhension ont le même rapport à la nature de la substance-dieu que le mouvement et le repos, et, absolument parlant, que tous les êtres naturels qui (E1p29) doivent être déterminés par la substance-dieu à exister et à opérer de façon bien précise. Car la volonté est comme tout le reste, elle requiert une cause qui la détermine à exister et à opérer de façon bien précise. Et une infinité de conséquences ont beau suivre d’une volonté ou bien d’une compréhension donnée, cela n’autorise pourtant pas plus à dire que l’action de la substance-dieu procède d’une liberté de volonté que les conséquences qui suivent du mouvement et du repos (et là aussi il y en a une infinité) n’autorisent à dire qu’elle agit par une liberté de mouvement et de repos. Voilà pourquoi la volonté n’appartient pas plus à la nature de la substance-dieu que le reste des êtres naturels; elle s’y rapporte de la même façon que le mouvement et le repos, et que tout le reste, dont nous avons montré qu’il suit de la nécessité de la nature divine et qu’il est déterminé par elle à exister et à opérer de façon bien précise.
------------------------------------Les choses n’ont pu être produites par la substance-dieu ni d’une autre façon ni dans un autre ordre qu’elles ne l’ont été.
------------------------------------Toutes choses en effet, la nature de la substance-dieu étant donnée, en ont suivi nécessairement (E1p16), et elles ont été déterminées par la nécessité de la nature de la substance-dieu à exister et à opérer de façon bien précise (E1p29). C’est pourquoi, si les choses avaient pu être d’une autre nature ou être déterminées à opérer d’une autre façon, en sorte que l’ordre de la nature eut été autre, la nature de la substance-dieu aussi pourrait donc être autre qu’elle n’est à présent; et par suite (E1p11) cette autre nature de la substance-dieu devrait elle aussi exister, et par conséquent il pourrait y avoir deux ou plusieurs substances-dieux, ce qui (E1p14c1) est absurde. Voilà pourquoi les choses n’ont pu être produites ni d’une autre façon ni dans un autre ordre etc. C.Q.F.D.
------------------------------------Puisque je viens de montrer par là, plus clairement que la lumière de midi, qu’il n’y a absolument rien dans les choses à cause de quoi les dire contingentes, je veux maintenant expliquer brièvement ce que nous aurons quant à nous à comprendre par contingent; et, au préalable, par nécessaire et par impossible. Une chose est dite nécessaire ou bien en raison de son essence, ou bien en raison d’une cause. Car l’existence d’une chose suit nécessairement ou bien de son essence et définition, ou bien de la présence d’une cause efficiente donnée. Et ensuite c’est aussi pour ces mêmes causes qu’une chose est dite impossible: ou bien parce que son essence ou définition implique une contradiction, ou bien parce qu’il n’y a aucune cause extérieure déterminée à produire une telle chose. Mais une chose ne peut être dite contingente, pour aucune autre cause sinon eu égard à un défaut de notre connaissance. Si en effet nous ignorons d’une chose que son essence implique une contradiction, ou si, sachant fort bien que son essence n’implique aucune contradiction, nous ne pouvons pourtant rien affirmer avec certitude touchant son existence parce que l’ordre de causes nous reste caché, jamais cette chose ne peut nous apparaître comme nécessaire ni comme impossible; aussi l’appelons-nous ou contingente ou possible.
------------------------------------Il résulte clairement de ce qui précède que les choses ont été produites par la substance-dieu avec une suprême perfection: puisque, la nature la plus parfaite étant donnée, elles en ont suivi avec nécessité. Il n’y a rien là qui fasse argument pour imputer à la substance-dieu la moindre imperfection: c’est en effet sa perfection qui nous a contraints à cette affirmation. Que dis-je! c’est l’affirmation contraire qui entraînerait clairement (je viens de le montrer) que la substance-dieu n’est pas souverainement parfait: car précisément, si les choses avaient été produites d’une autre façon, c’est une autre nature qu’il faudrait attribuer à la substance-dieu, différente de-celle que la considération de l’être souverainement parfait nous a contraints à lui attribuer. Pourtant, je n’en doute pas, beaucoup vont rejeter cette thèse comme absurde sans vouloir s’astreindre à l’examiner avec attention; et la cause unique en sera qu’ils ont coutume d’attribuer à la substance-dieu une autre liberté, très différente de celle que nous avons exposée (E1d7): à savoir une volonté absolue. Mais je ne doute pas non plus que, s’ils veulent bien méditer la question et peser correctement en eux-mêmes la suite de nos démonstrations, ils ne finissent par rejeter entièrement une liberté comme celle qu’ils attribuent pour le moment à la substance-dieu: par la rejeter non seulement comme futile, mais comme un grand obstacle à la science. Il n’est pas besoin que je répète ici ce qui a été dit dans le scolie de la proposition 17.
Je vais cependant à leur intention montrer encore que, quand bien même on accorderait que la volonté appartient à l’essence de la substance-dieu, sa perfection entraînerait que les choses n’ont pas pu être créées par la substance-dieu d’une autre façon ni dans un autre ordre. Il sera facile de le montrer si nous considérons, pour commencer, ce qu’eux-mêmes accordent, à savoir qu’il dépend du seul décret et de la seule volonté de la substance-dieu que chaque chose soit ce qu’elle est; car autrement la substance-dieu ne serait pas cause de toutes choses. Et ensuite que tous les décrets de la substance-dieu ont été promulgués par la substance-dieu elle-même de toute éternité; car autrement on l’imputerait de l’imperfection et de l’inconstance. Or puisque dans l’éternité il n’y a ni quand, ni avant, ni après, il suit de là, à savoir de la seule perfection de la substance-dieu, que la substance-dieu ne peut jamais prendre un autre décret, et qu’elle ne l’a jamais pu; autrement dit, que la substance-dieu n’a pas préexisté à ses décrets et qu’elle ne peut pas être sans eux. Pourtant ils disent que, même dans l’hypothèse où la substance-dieu aurait fait la nature des choses différente, ou aurait de toute éternité pris une autre décision concernant la nature et son ordre, il ne suivrait de là aucune imperfection en la substance-dieu. Mais en parlant ainsi ils accordent du même coup que la substance-dieu peut changer ses décrets. Car si la substance-dieu avait décrété sur la Nature et sur son ordre autre chose que ce qu’elle a décrété, c’est-à-dire si elle avait concernant la Nature voulue et conçue autre chose, elle aurait nécessairement eu une autre compréhension que celle qu’elle se trouve avoir et une autre volonté que celle qu’elle se trouve avoir. Et s’il est permis d’attribuer à la substance-dieu une autre compréhension et une autre volonté sans rien changer à son essence et a sa perfection, qu’est-ce qui l’empêcherait de pouvoir changer maintenant ses décisions concernant les choses créées tout en restant néanmoins aussi parfait? Car sa compréhension et sa volonté concernant les choses créées et leur ordre gardent le même rapport à son essence et à sa perfection, de quelque manière qu’on les conçoive. Ensuite, tous les philosophes à ma connaissance accordent qu’il n’y a pas en la substance-dieu de compréhension en puissance, mais seulement en acte; or comme tant sa compréhension que sa volonté ne se distinguent pas de son essence, ainsi que tous l’accordent aussi, il en résulte donc aussi que, si la substance-dieu avait eu en acte une autre compréhension et une autre volonté, son essence elle aussi serait nécessairement différente; et par suite (conformément à ma conclusion initiale), si les choses avaient été produites par la substance-dieu autrement qu’elles ne se trouvent être, la compréhension de la substance-dieu ainsi que sa volonté, c’est-à dire (comme on l’accorde) son essence, devrait être autre, cequi est absurde.
C’est pourquoi, puisque les choses n’ont pu être produites par la substance-dieu ni d’une autre façon ni dans un autre ordre, et puisque cette vérité suit de la souveraine perfection de la substance-dieu, nulle bonne raison assurément ne peut nous persuader de croire que la substance-dieu n’a pas voulu créer, avec cette même perfection dont elle fait preuve en les comprenant, toutes les choses qui sont dans sa compréhension. Mais, dira t-on, il n’y a dans les choses ni perfection ni imperfection; ce qui en elles fait qu’elles sont parfaites ou imparfaites, et qu’on les dit bonnes ou mauvaises, dépend seulement de la volonté de la substance-dieu; et ainsi, si la substance-dieu l’avait voulu, elle aurait pu faire en sorte que ce qui se trouve être perfection fût la plus grande imperfection, et vice versa. Mais que serait-ce là sinon affirmer ouvertement que la substance-dieu, qui a nécessairement la compréhension de ce qu’elle veut, peut par sa volonté faire en sorte de comprendre les choses d’une autre façon qu’elle ne les comprend; ce qui (je viens de le montrer) est une grande absurdité. Voilà pourquoi je peux retourner l’argument contre eux, de la façon suivante. Tout dépend du pouvoir de la substance-dieu. C’est pourquoi, pour que les choses puissent être différentes, il faudrait nécessairement que la volonté de la substance-dieu soit elle aussi différente; or la volonté de la substance-dieu ne peur être différente (comme nous venons de le montrer très évidemment à partir de la perfection de la substance-dieu). Donc les choses non plus ne peuvent pas être différentes. Cette opinion, je l’avoue, qui soumet tout à une espèce de volonté indifférente de la substance-dieu et tient que tout dépend de son bon plaisir, s’éloigne moins de la vérité que l’opinion de ceux qui tiennent que la substance-dieu agit en tout sous la raison du bien. Car ces derniers semblent poser à l’extérieur de la substance-dieu quelque chose qui ne dépend pas de la substance-dieu, quelque chose à quoi la substance-dieu dans son opération prête attention comme à un modèle, ou à quoi elle vise comme à une cible bien précise. Assurément ce n’est là rien d’autre que soumettre la substance-dieu au destin; et l’on ne peut rien soutenir de plus absurde à propos de la substance-dieu, dont nous avons montré qu’elle est la cause libre, première et unique tant de l’essence que de l’existence de toutes choses. Inutile donc de perdre mon temps à réfuter cette absurdité.
------------------------------------La puissance de la substance-dieu est son essence elle-même.
------------------------------------C’est en effet de la seule nécessité de l’essence de la substance-dieu qu’il suit que la substance-dieu est cause de soi-même (E1p11) et (E1p16 et E1p16c1) de toutes choses. La puissance de la substance-dieu, par laquelle elle-même et toutes choses sont et agissent, est donc son essence elle-même. C.Q.F.D.
------------------------------------Tout ce que nous concevons être au pouvoir de la substance-dieu, cela nécessairement est.
------------------------------------En effet, tout ce qui est au pouvoir de la substance-dieu doit (E1p34) être contenu dans son essence de telle sorte qu’il suive nécessairement d’elle, et ainsi nécessairement il est. C.Q.F.D.
------------------------------------Rien n’existe dont la nature n’ait pour conséquence quelque effet.
------------------------------------Tout ce qui existe exprime d’une façon bien précise et déterminée la nature, autrement dit l’essence, de la substance-dieu (E1p25c); c’est-à-dire (E1p34) que tout ce qui existe exprime d’une façon bien précise et déterminée la puissance de la substance-dieu, puissance qui est la cause de toutes choses; et ainsi (E1p16) il doit en suivre quelque effet. C.Q.F.D.
------------------------------------J’ai expliqué dans ce qui précède la nature de la substance-dieu et ses propriétés. Savoir, qu’elle existe nécessairement, qu’elle est unique, qu’elle est et qu’elle agit par la seule nécessité de sa nature, qu’elle est la cause libre de toutes choses et en quelle manière elle l’est. Que toute est en la substance-dieu et dépend d’elle de telle sorte que sans elle rien ne peut être ni être conçu; enfin que tout a été prédéterminé par la substance-dieu, non certes par la liberté de la volonté, autrement dit par son bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de la substance-dieu, c’est-à-dire sa puissance infinie.
De plus, partout où l’occasion s’en est présentée, j’ai eu soin d’écarter les préjugés qui pouvaient empêcher de percevoir mes démonstrations. Mais il en reste encore un bon nombre qui pouvaient et peuvent eux aussi, – eux surtout! – empêcher les êtres humains de pouvoir embrasser l’enchaînement des choses de la façon dont je l’ai expliqué: aussi ai-je estimé qu’il valait bien la peine de les soumettre ici à l’examen de la raison. Tous les préjugés que j’entreprends ici de signaler dépendent d’un seul: les êtres humains supposent communément que les choses de la nature agissent toutes, comme eux-mêmes, en vue d’une fin; que dis-je !, ils posent comme certain que la substance-dieu elle-même dirige tout vers une fin bien précise: ils disent en effet que la substance-dieu a tout fait en vue de l’être humain, et qu’elle la fait l’être humain pour qu’il lui rende un culte. C’est donc ce seul préjugé que je vais d’abord prendre en considération: je chercherai, premièrement, la cause pour laquelle la plupart des gens s’en satisfont et pourquoi tout le monde est si enclin par nature à l’embrasser; ensuite je montrerai la fausseté; et enfin, je montrerai comment en sont issus les préjugés sur le bien et sur le mal, sur le mérite et sur la faute, sur l’éloge et sur le blâme, sur l’ordre et sur la confusion, sur la beauté et la laideur, et autres du même genre.
Mais d’en donner la déduction, à partir de la nature de la mens humaine, ce n’est pas ici le lieu. Il me suffira de prendre ici pour principe de départ ce qui doit être reconnu par tout le monde: que tous les êtres humains naissent ignorants des causes des choses, et que tous ont l’apétit de rechercher ce qui leur est utile et sont conscients de cet appétit. Il s’ensuit en effet, premièrement, que si les êtres humains s’imaginent qu’ils sont libres, c’est parce qu’ils sont conscients de leurs volitions et de leur appétit, sans penser même en songe aux causes qui les disposent à avoir appétit et volition, ignorants qu’ils sont de ces causes. Il s’ensuit en second lieu que les êtres humains font tout ce qu’ils font en vue d’une fin, à savoir en vue de l’utile dont ils ont l’appétit; d’où vient que, toujours, ce qu’ils cherchent à savoir concernant les actions passées, ce sont uniquement leurs causes finales, et que, lorsqu’on les leur a apprises, ils s’en tiennent là parce qu’ils n’ont aucun motif de douter davantage. S’ils ne peuvent pas les apprendre d’autrui, il ne leur reste qu’à se retourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins qui ont coutume de les déterminer eux-mêmes à de telles actions, et c’est ainsi que, nécessairement, ils jugent d’après leur propre complexion la complexion d’autrui. Mieux, ils rencontrent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’eux-mêmes, bon nombre de moyens dont la contribution n’est pas mince pour obtenir leur utile propre: par exemple des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des végétaux et des animaux pour se nourrir, le soleil pour donner de la lumière, la mer pour nourrir les poissons etc. De là vient qu’ils considèrent tous les êtres naturels comme des moyens en vue de leur utile propreé. Et comme ils savent bien qu’ils ne se sont pas ménagés eux-mêmes ces moyens, mais qu’ils les ont trouvés, ils ont eu là une raison de croire qu’il y a quelqu’un d’autre qui les a ménagés pour leur usage. Car une fois les choses considérées comme des moyens, il leur a été impossible de croire qu’elles s’étaient faites elles-mêmes; mais, en raisonnant d’après les moyens qu’ils ont eux-mêmes l’habitude de se ménager, il leur a bien fallu conclure qu’il y avait, pour gouverner la nature, un ou plusieurs maîtres, jouissant de la liberté des êtres humains, qui s’étaient occupés de tout pour eux et qui avaient tout fait pour leur usage. Quant à la complexion de ces maîtres, n’en ayant jamais rien appris, ils ont bien dû là aussi en juger d’après la leur: ils ont donc posé que si les dieux gouvernent tout pour l’usage des êtres humains, c’est afin de se les attacher et d’en être suprêmement honorés. D’où vient que chacun a inventé, selon sa propre complexion, des façons différentes de rendre à Dieu un culte, afin qu’il le chérisse plus que tous les autres et gouverne la nature entière dans l’intérêt de son désir aveugle et de son insatiable cupidité. Voilà comment ce préjugé a tourné à la superstition, et poussé dans les mens des racines profondes: telle a été la cause pour laquelle chacun a dû consacrer le principal de ses efforts à comprendre et à expliquer les causes finales de toutes choses. Mais, alors qu’ils ont cherché à montrer que la nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire rien qui ne soit à l’usage des êtres humains), ils semblent bien n’avoir montré rien d’autre qu’une nature et des dieux délirant tout autant que les êtres humains. Voyez, je vous prie, où finalement on en est arrivé ! Parmi tant de phénomènes naturels avantageux, il a bien fallu qu’ils en rencontrent bon nombre de nuisibles: tempêtes, tremblements de terre, maladies et ainsi de suite, Ils ont posé que ces événements étaient causés par la colère des dieux, irrités des offenses que les êtres humains leur font, autrement dit des fautes commises dans le culte qu’on leur rend. L’expérience avait beau crier jour après jour le contraire, et montrer par une infinité d’exemples qu’avantages et inconvénients adviennent pêle-mêle aux pieux et aux impies à égalité, ils n’ont pas démordu pour autant du préjugé invétéré. En effet il leur a été plus facile de ranger ce fait, avec d’autres, parmi les choses inconnues dont ils ignoraient l’usage, et de conserver ainsi présentement leur état inné d’ignorance, que de renverser tout cet édifice et d’en inventer un nouveau. Ils ont donc posé comme une certitude que les jugements divins dépassent de très loin lu portée des humains: cause qui assurément, à elle toute seule, aurait suffi pour que la vérité restât éternellement cachée au genre humain, si la mathématique, qui s’occupe non pas des fins mais seulement des essences et des propriétés des figures, n’avait montré aux êtres humains une autre norme de vérité. Au reste, outre la mathématique, on peut assigner aussi d’autres causes (qu’il serait superflu de recenser ici) qui ont pu agir sur les êtres humains, pour faire qu’ils se rendent compte de ces préjugés communs et les conduire à une connaissance véritable des choses.
Par là j’ai suffisamment expliqué le premier point que j’ai promis. Il s’agit maintenant de montrer que la nature n’a aucune fin qui lui soit fixée d’avance, et que les causes finales ne sont toutes que des fictions humaines: nul besoin pour cela d’être long. Je crois en effet l’avoir déjà suffisamment établi, tant lorsque j’ai montré les fondements et les causes d’où ce préjugé a tiré son origine, que par la proposition 16 et les corollaires de la proposition 32, sans oublier tout ce que j’ai dit pour montrer que toutes choses dans la nature se déroulent avec une certaine nécessité éternelle et une souveraine perfection. J’ajouterai pourtant encore une remarque: cette doctrine de la finalité bouleverse la nature de fond en comble. Car ce qui en réalité est une cause, elle le considère comme un effet et inversement; ensuite, ce qui est par nature le premier, elle en fait le dernier; et enfin, ce qui est le plus élevé et le plus parfait, elle le rend le plus imparfait. Car (si on laisse de côté les deux premiers points, puisqu’ils sont de soi manifestes), les proposition 21, 22 et 23 établissent que l’effet le plus parfait est celui qui est produit par la substance-dieu immédiatement, et que plus nombreuses sont les causes intermédiaires qu’une chose requiert pour être produite, plus elle est imparfaite. Mais si les choses qui ont été produites par la substance-dieu immédiatement avaient été faites pour que la substance-dieu atteigne par là son but final, si telle avait été leur cause, du coup les dernières, à cause desquelles les premières ont été faites, seraient nécessairement les plus excellentes de toutes. Ajoutons que cette doctrine fait disparaître la perfection de la substance-dieu. Car si la substance-dieu agit en vue d’une fin, c’est que nécessairement elle a de l’appétit pour quelque chose dont elle manque.
Théologiens et métaphysiciens ont beau faire un distinguo entre fin d’indigence et fin d’assimilation, ils conviennent pourtant que les actions de Dieu ont toutes eu pour fin Dieu lui-même et non point les choses à créer, puisqu’avant la création ils ne peuvent rien assigner en dehors de Dieu en vue de quoi Dieu agirait; et ainsi ils sont bien forcés de convenir que Dieu a manqué de ce en vue de quoi il a voulu se ménager des moyens, et qu’il l’a désiré, comme il est clair de soi.
Il ne faut pas ici passer sous silence que les partisans de cette doctrine, qui dans l’assignation aux choses de causes finales ont voulu faire étalage de leur ingéniosité, ont introduit pour prouver ce point de leur doctrine une nouvelle façon d’argumenter: je veux parler de la réduction, non plus à l’impossible, mais à l’ignorance. Ce qui montre bien qu’ils n’ont eu aucun autre moyen pour argumenter en faveur de cette doctrine. Car supposons par exemple qu’une pierre soit tombée du haut d’un certain toit sur la tête d’un certain homme et qu’elle l’ait tué, voici de quelle façon ils vont démontrer que c’est pour tuer l’homme que la pierre est tombée. Si en effet ce n’est pas dans ce but et parce que Dieu le voulait que la pierre est tombée, comment tantde circonstances simultanées (et souvent, de fait, elles sont très nombreuses) auraient-elles pu concourir par hasard? On répondra peut-être que l’événement est arrivé du fait que le vent a soufflé, et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront: pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment-là? pourquoi à ce même moment l’homme passait-il par là? Si on répond cette fois que si le vent s’est levé à ce moment c’est parce que la mer avait commencé à s’agiter la veille, lorsque le temps était encore serein, et que l’homme avait été invité par un ami, ils redoubleront leurs instances, car ce genre de demande est sans fin: mais pourquoi la mer était-elle agitée? pourquoi l’homme a-t-il été invité pour ce jour-là? Et ils ne cesseront pas de demander ainsi de proche en proche les causes des causes, jusqu’à ce qu’on se soit réfugié dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance.
Même chose aussi quand ils voient l’assemblage d’un corps humain: ils sont frappés de peur, et parce qu’ils ignorent les causes d’un art si grand, ils en concluent au caractère non point mécanique, mais divin ou surnaturel de l’art qui l’a assemblé et qui l’a constitué de telle façon qu’aucune de ses parties ne nuise à aucune autre, D’où une conséquence: qui recherche les causes véritables des miracles, qui travaille à comprendre en savant les choses de la nature au lieu de s’en étonner comme un sot, est tenu un peu partout pour hérétique et impie, et dénoncé à grands cris par ceux que la foule adore comme étant les interprètes de la nature et des dieux. Car ils savent bien que la suppression de l’ignorance supprime l’étonnement stupéfait, c’est-à-dire l’unique moyen qu’ils ont pour argumenter et protéger leur autorité. Mais je laisse ce point, et je passe à ce que j’ai décidé de traiter ici en troisieme lieu.
Une fois les êtres humains persuadés que tout ce qui arrive arrive à cause d’eux, il leur a bien fallu juger que le principal en chaque chose était ce qui leur était à eux-mêmes le plus utile, et tenir pour les plus excellentes toutes les choses qui les affectaient au mieux. D’où l’inévitable formation des notions suivantes, destinées à expliquer la nature des choses: bon et mauvais, ordre et confusion, chaud et froid, beauté et laideur; et parce qu’ils s’estiment libres, de là aussi la naissance des notions suivantes: éloge et blâme, faute et mérite. Je reviendrai plus loin sur ces dernières, après avoir traité de la nature humaine. Je vais ici expliquer brièvement les premières. Tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, ils l’ont appelé bon; et ils ont appelé mauvais ce qui leur est contraire. Par ailleurs, ceux qui ne comprennent pas la nature n’affirment rien sur les choses, ils se contentent d’imaginer ces choses et prennent cette imagination pour de la compréhension : aussi croient-ils fermement qu’il y a de l’ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont de la nature des choses et de la leur. Car si les choses sont ainsi disposées que, lorsqu’elles nous sont représentées par les sens, il nous soit facile de les imaginer et par conséquent facile de nous en souvenir, nous disons alors qu’elles sont en bon ordre ou ordonnées; dans le cas contraire, nous pouvons disons qu’elles sont en désordre, autrement dit qu’elles sont confuses. Et comme ce que nous pouvons imaginer facilement nous agrée davantage que le reste, les êtres humains préfèrent, pour cette raison, l’ordre à la confusion, comme si l’ordre était dans la nature quelque chose de plus qu’un rapport à notre imagination; et voilà pourquoi aussi ils disent que Dieu a tout créé avec ordre, et de cette façon, à leur insu, ils attribuent à La substance-dieu de l’imagination, à moins peut-être qu’ils ne veuillent que la providence de La substance-dieu ait eu souci de l’imagination humaine en disposant toutes choses de façon telle qu’ils puissent le plus facilement les imaginer. Qu’on trouve une infinité de choses qui passent loin au-dessus de notre imagination, qu’on en rencontre une foule qui la confondent à cause de sa faiblesse, il en faudra peut-être plus pour les arrêter. Mais en voilà assez là-dessus.
Passons aux autres notions, Elles aussi ne sont rien de plus que des modes d’imaginer par lesquels l’imagination est affectée selon diverses modalités, et pourtant les ignorants les considèrent comme les attributs principaux des choses. Car ils croient, nous l’avons déjà dit, que les choses ont toutes été faites à cause d’eux; la nature de telle ou telle chose, ils l’appellent bonne ou mauvaise, saine ou gâtée et corrompue, selon qu’ils en sont affectés. Par exemple si le mouvement que donnent aux nerfs les objets représentés par l’entremise des yeux contribue à la santé, on appelle beaux les objets par lesquels il est causé, et laids ceux qui suscitent un mouvement contraire. Si maintenant c’est par les narines qu’ils mettent en mouvement la sensibilité, on les nomme odorants ou fétides. Si c’est par la langue, on les nomme doux ou amers, savoureux ou insipides, etc. Si c’est par le toucher, durs ou mous, rugueux ou lisses etc. Enfin de ceux qui émeuvent les oreilles on dit qu’ils émettent un bruit, un son ou une harmonie, et cette harmonie a troublé l’esprit des êtres humains jusqu’à leur faire croire que la substance-dieu lui aussi trouve du charme à l’harmonie. Il ne manque même pas de philosophes pour s’être persuadés que les mouvements des cieux composent une harmonie. Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses d’après la disposition de son cerveau, ou plutôt que chacun a pris pour des choses les fictions de son imagination. Il n’est donc pas étonnant (remarquons-le également au passage) qu’entre les êtres humains il ait surgi autant de controverses que l’expérience nous l’enseigne, et d’elles, en fin de compte, le scepticisme. Car les corps humains ont beau avoir beaucoup en commun, ils ont pourtant un grand nombre de divergences. Aussi ce qui paraît bon à l’un paraît-il à l’autre mauvais, ce que l’un trouve ordonné est pour l’autre confus, ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre, et ainsi de suite. Je ne m’y attarde pas, tant parce que ce n’est pas ici le lieu d’en traiter ex professo que parce que tous le savent assez d’expérience. Tout le monde ne cesse en effet de le répéter: « Autant de têtes, autant d’avis»; « chacun abonde dans son sens» ; « les différences ne sont pas moindres entre cerveaux qu’entre palais». Ces sentences le montrent assez, les êtres humains jugent des choses d’après la disposition de leur cerveau, ils imaginent les choses plutôt qu’ils ne les comprennent. Car s’ils les avaient bien comprises, elles parviendraient, comme l’atteste la mathématique, sinon à plaire à tout le monde, du moins à convaincre tout le monde.
Ainsi voyons-nous que toutes les notions par lesquelles la foule a coutume d’expliquer la nature ne sont que des modes d’imaginer, et que ce qu’elles indiquent n’est la nature d’aucune chose mais seulement un état de l’imagination. Puisqu’elles possèdent des noms, comme s’il s’agissait d’êtres ayant une existence en dehors de l’imagination, je les appelle des êtres non pas de raison, mais d’imagination. Et ainsi on peut repousser aisément tous les arguments qu’on va chercher contre nous dans ce type de notions, Voici en effet comment beaucoup ont coutume d’argumenter: si tout a suivi de la nécessité de la nature très parfaite de la substance-dieu, d’où viennent tant d’imperfections dans la nature? Corruption des choses qui va jusqu’à la puanteur, difformité des choses qui suscite la nausée, confusion, mal, faute, et ainsi de suite .., La réfutation est facile, je viens de le dire. Car la perfection des choses doit se mesurer à leur seule nature et et puissance; aussi les choses ne sont-elles pas plus ou moins parfaites parce qu’elles charment la sensibilité des êtres humains ou qu’elles la heurtent, parce qu’elles sont avantageuses à la nature humaine ou qu’elles lui sont contraires. Quant à ceux qui demandent: pourquoi la substance-dieu n’a-t-elle pas crée tous les êtres humains en les faisant tels qu’ils se gouvernent sous la seule direction de la raison? Je n’ai qu’une réponse: c’est parce que la matière ne l’a pas manqué pour tout créer, depuis le degré de perfection le plus élevé jusqu’au degré le plus bas, ou, pour parler plus proprement, parce que les lois de sa nature ont eu assez d’amplitude pour suffire à produire tout ce qui peut être conçu par une compréhension infini, comme je l’ai démontré dans la proposition 16.
Voilà pour les préjugés que j’ai pris l’engagement de relever ici. S’il en reste encore quelques-uns de cette farine, chacun pourra s’en corriger en méditant un peu.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE