E1 Proposition 8 scolie 2
Scolie
Je ne doute pas que, pour tous ceux qui jugent des choses confusément et n’ont pas pris l’habitude de les connaître par leurs causes premières, il soit difficile de concevoir la démonstration de la proposition 7: C’est qu’ils ne distinguent pas entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et qu’ils ne savent pas comment les choses sont produites. D’où il résulte que, voyant que les choses naturelles ont un commencement, ils en attribuent un par fiction aux substances. Car ceux qui ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans que leur mens éprouve la moindre réticence, ils forment la fiction d’arbres aussi bien que d’êtres humains en train de parler, ils imaginent que des êtres humains se forment à partir de pierres aussi bien que de semence et que n’importe quelles formes se changent en n’importe quelles autres. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine attribuent aisément à Dieu des affects humains, surtout lorsqu’ils ignorent en même temps comment les affects se produisent dans la mens.
Mais si les êtres humains prêtaient attention à la nature de la substance, ils n’auraient pas le moindre doute sur la vérité de la proposition 7 ; cette proposition, bien au contraire, serait pour tous un axiome, et rangée parmi les notions communes. Car par substance ils comprendraient ce qui est en soi et se conçoit par soi, c’est-à-dire ce dont la connaissance ne requiert pas la connaissance d’une autre chose ; et par modifications ce qui est en autre chose et ce dont le concept est formé à partir du concept de la chose dans laquelle elles sont. C’est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ; car, encore qu’elles n’aient point d’existence en acte, en dehors de l’intellect, leur essence est pourtant comprise en une autre chose de telle sorte qu’on peut les concevoir par celle-ci. Mais, quant aux substances, elles n’ont de vérité hors de l’intellect qu’en elles-mêmes puisqu’elles se conçoivent par soi. Si quelqu’un disait avoir d’une substance une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie, et néanmoins se demandait si une telle substance existait, ce serait ma foi comme s’il disait qu’il a une idée vraie et que néanmoins il se demande si elle est fausse (comme un peu d’attention suffit à le rendre manifeste) ; ou encore : si quelqu’un pose qu’une substance est créée, il pose du même coup qu’une idée fausse est devenue vraie, ce qui serait la plus grande absurdité à coup sûr qui puisse se concevoir. Et ainsi il faut nécessairement reconnaître que l’existence d’une substance, au même titre que son essence, est une vérité éternelle. Et nous trouvons là une autre façon de conclure qu’il n’y a qu’une seule substance de même nature ; ce qui vaut la peine, m’a-t-il semblé, d’exposer ici. Pour le faire selon l’ordre, il est à remarquer :
1. que la vraie définition de chaque chose n’implique ni n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. D’où il suit
2. que nulle définition n’implique ni n’exprime un nombre bien précis d’individus, étant donné qu’elle n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. Par exemple La définition du triangle n’exprime rien d’autre que la simple nature du triangle, mais non pas un nombre bien précis de triangles.
3. Il faut remarquer qu’il y a nécessairement, de chaque chose existante, une cause bien précise pour laquelle elle existe.
4. Il faut remarquer enfin que cette cause par laquelle une certaine chose existe doit ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (c’est alors qu’il appartient à sa nature d’exister), ou bien être donnée en dehors d’elle.
Cela posé, il s’ensuit que, s’il existent dans la nature un nombre bien précis d’individus, il doit nécessairement y avoir une cause pourquoi ces individus-là existent, et pourquoi il n’en existe ni plus ni moins. Si, par exemple, il existe vingt êtres humains dans la nature (pour plus de clarté je suppose qu’ils existent simultanément et qu’ils n’en a pas existé d’autres auparavant dans la nature), il ne suffira pas (pour rendre raison de l’existence des vingt êtres humains) de montrer en général la cause de la nature humaine, mais il sera nécessaire en plus de montrer la cause pourquoi il n’existe ni plus ni moins de vingt ; car, (par la remarque 3) de chacun il doit y avoir nécessairement une cause pourquoi il existe. Mais cette cause (par les remarques 2 et 3) ne peut pas être contenue dans la nature humaine elle-même, étant donné que la vraie définition de l’être humain n’implique pas le nombre de vingt. Et ainsi (par la remarque 4) la cause pourquoi ces vingt hommes existent, et par conséquent pourquoi chacun d’eux existe, doit nécessairement être donnée à l’extérieur de chacun d’eux. Et pour cette raison il faut absolument conclure ceci : tout ce qui est tel que sa nature rend possible l’existence de plusieurs individus doit nécessairement, pour qu’ils existent, avoir une cause extérieure. Or, puisqu’il appartient à la nature de la substance d’exister (par ce que nous avons déjà montré dans ce scolie), sa définition doit impliquer l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit se conclure de sa seule définition. Mais de sa définition (comme nous l’avons montré par les remarques 2 et 3) ne peut pas suivre l’existence de plusieurs substances ; il s’ensuit donc nécessairement qu’il n’existe qu’une seule de même nature, comme on se proposait de le montrer.
Texte latin
Ascendances
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Descendances
Références
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