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Interview Pierre-François Moreau

Nous citons ici un passage d'un interview avec Pierre-François Moreau par Pascal Sévérac et Ariel Suhamy, le 30 juin 2009 et qui a été publié par La vie des idées. Dans ce passage Pierre-François Moreau parle des différentes façons de lire Spinoza.

Il y a eu deux révolutions dans la lecture spinoziste à partir des années 1960, la révolution philologique (Akkerman, Steenbakkers aux Pays-Bas, Mignini, Proietti en Italie, etc.), et la révolution philosophique qui s’est mise à prendre au sérieux la pensée de Spinoza dans ce qu’elle a de systématique. Un certain nombre de choses qui paraissaient simplement bizarres quand on voulait lire Spinoza comme un cartésien ou comme un néo-platonicien, conduisaient à transformer son texte pour qu’il se conforme à l’idée qu’on se faisait de ce qu’il aurait dû dire, alors que depuis les grands travaux d’Alexandre Matheron, de Sylvain Zac, de Martial Gueroult, et de quelques autres, nous sommes habitués à penser que s’il dit quelque chose qui ne ressemble pas à du Descartes, ce n’est pas forcément une faute, quelque chose qu’il faut essayer d’interpréter autrement, mais que c’est une conséquence de sa pensée, et qu’il faut la prendre au sérieux en tant que telle, dans ce qu’elle peut avoir de massif, d’étonnant, voire de rebutant, parce que lire un auteur c’est cela aussi, l’accepter dans son originalité et sa spécificité.

On assiste depuis dix ans à une troisième révolution qui est liée aux deux premières : le fait de relire les textes, de se rendre compte qu’il y a une force productive dans la pensée de Spinoza, cela amène à lire Spinoza en dehors de Spinoza, à se dire que si sa méthode fonctionne, si fonctionne sa façon d’aborder les objets théoriques que sont l’État, les passions, l’Écriture sainte, cela peut aussi marcher pour comprendre ce que c’est que la connaissance, la psychologie, une entreprise, le capital, la société de nos jours etc. De sorte que les chercheurs en sciences sociales ou cognitives s’intéressent effectivement à Spinoza non plus pour le commenter mais aussi pour avoir ce qu’ils pensent être une démarche spinoziste en sociologie, en économie ou ailleurs.

Pourquoi maintenant Spinoza sert-il de référence aux sciences humaines ? Même quand elles se proclamaient non philosophiques, elles avaient une philosophie implicite, qui était souvent une philosophie de la causalité simple, de type cartésien, ou encore une philosophie expressiviste, où chaque niveau du social reflète un autre niveau du social, c’est-à-dire de type leibnizien. Les sciences sociales ont très longtemps fonctionné ainsi, sur des modèles analogues. Et puis on s’est rendu compte que ça ne marchait pas et que le modèle spinoziste pouvait non seulement expliquer certains phénomènes, mais aussi, d’abord, tout simplement les faire apparaître. Des choses qui étaient invisibles à partir d’un certain discours devenaient visibles et donc réclamaient une explication. L’intérêt de la démarche spinoziste, c’est non seulement d’expliquer ce qu’on connaît déjà, mais aussi de nous donner à voir ce qu’il faut expliquer, avant même d’expliquer. Cela fait comprendre le renouveau du spinozisme en dehors de l’histoire de la philosophie et des cercles proprement philosophiques.