Lettre 32
Lettre 32 de Spinoza à Henri Oldenburg Voorburg, le 20 novembre 1665.
Je vous suis très reconnaissant à vous et au très illustre M. Boyle des encouragements que vous me donnez, je continue à philosopher autant que me le permettent mes modestes capacités, et ne doute pas que je ne trouve près de vous un appui bienveillant.
Vous me demandez mon opinion sur la façon dont nous pouvons connaître comment chaque partie de la nature s’accorde avec son tout et en quelle manière elle se rattache aux autres parties. Je pense qu’il s’agit des raisons qui persuadent de cet accord et de cette liaison. Je vous l’ai dit en effet dans ma précédente lettre, pour ce qui est de savoir absolument en quelle manière les choses se lient les unes aux autres et s’accordent avec leur tout, je n’ai pas cette science ; elle requerrait la connaissance de la nature entière et de toutes ses parties. Je m’applique en conséquence à montrer quelle raison m’oblige à affirmer que cet accord et cette liaison existent. Toutefois je veux au préalable faire voir que je n’attache à la nature ni beauté, ni laideur, ni ordre, ni confusion. Les choses ne peuvent être dites en effet belles ou laides, ordonnées ou confuses que par rapport à notre imagination.
Par cohésion donc des parties je comprends simplement que les lois ou la nature de chaque partie s’ajustent de telle façon aux lois de la nature d’une autre qu’il ne peut y avoir de contrariété entre elles.
Pour le rapport du tout et des parties je considère les choses comme parties d’un certain tout, toutes les fois que leur nature s’ajuste à celle des autres parties, de façon qu’il y ait autant que possible accord entre elles.
Toutes les fois en revanche que les choses ne s’ajustent pas les unes aux autres, chacune d’elles forme dans notre mens une idée distincte et doit être en conséquence considérée comme un tout, non comme une partie.
Par exemple en tant que les mouvements des particules de la lymphe, du chyle, etc. s’ajustent les uns aux autres, de telle sorte qu’il y ait entre ces particules accord et qu’elles forment un même liquide qui est le sang, la lymphe, le chyle, etc. seront considérés comme des parties du sang. Mais en tant que nous concevons les particules de la lymphe comme ne s’ajustant pas, eu égard à leur figure et à leur mouvement, aux particules de chyle, nous les considérons comme un tout et non comme une partie.
Imaginons, si vous voulez, un ver vivant dans le sang, supposons-le capable de distinguer par la vue les particules du sang, de la lymphe, etc. et de calculer comment chaque particule venant à en rencontrer une autre ou bien est repoussée, ou bien lui communique une partie de son mouvement, etc. Ce ver, vivant dans le sang comme nous vivons dans une certaine partie de l’univers, considérerait chaque partie du sang comme un tout, non comme une partie, et ne pourrait savoir comment toutes ces parties sont sous la domination d’une seule et même nature, celle du sang, et obligées de s’ajuster les unes aux autres suivant que l’exige cette nature pour qu’entre leur mouvement s’établisse un rapport leur permettant de s’accorder. Si, en effet, nous imaginons qu’il n’y a point de causes extérieures au sang, qui puissent leur communiquer de nouveaux mouvements, et qu’il n’y a point d’espace au-delà, ni d’autres corps auxquels les particules du sang puissent transmettre leur mouvement, il est certain que le sang restera toujours dans le même état, que ses particules ne subiront point de variations autres que celles qui se peuvent concevoir par la seule nature du sang, c’est-à-dire par un certain rapport que soutiennent les mouvements de la lymphe, du chyle, etc., et dans ces conditions le sang devrait être toujours considéré comme un tout, non comme une partie. Mais il y a un grand nombre d’autres causes dans la dépendance desquelles se trouve la nature du sang, et qui à leur tour dépendent du sang, d’où suit que d’autres mouvements et d’autres variations se produisent qui n’ont pas pour origine unique les rapports que soutiennent les mouvements de ses parties, mais aussi les rapports du mouvement du sang avec les causes extérieures et réciproquement. Le sang cesse alors d’être un tout et devient une partie.
Voilà ce que j’ai à dire sur le tout et la partie.
Suite de la lettre 32
Nous pouvons et devons concevoir tous les corps de la nature en même manière que nous venons de concevoir le sang ; tous en effet sont entourés d’autres corps qui agissent sur eux et sur lesquels ils agissent tous, de façon, par cette réciprocité d’action, qu’un mode déterminé d’existence et d’action leur soit imposé à tous, le mouvement et le repos soutenant dans l’univers entier un rapport constant.
De là cette conséquence que tout corps, en tant qu’il subit une modification, doit être considéré comme une partie de l’Univers, comme s’accordant avec un tout et comme lié aux autres parties. Et comme la nature de l’Univers n’est pas limitée ainsi que l’est celle du sang, mais absolument infinie, ses parties subissent d’une infinité de manières la domination qu’exerce sur elles une puissance infinie et subissent des variations à l’infini.
Mais je conçois l’unité de substance comme établissant une liaison encore plus étroite de chacune des parties avec son tout. Car, ainsi que je vous l’écrivais dans ma première lettre, alors que j’habitais encore Rijnsburg, je me suis appliqué à démontrer qu’il découle de la nature infinie de la substance que chacune des parties appartient à la nature de la substance corporelle et ne peut sans elle exister ni être conçue.
Vous voyez ainsi pour quelle raison et en quelle manière le corps humain est à mon sens une partie de la nature.
Lettre 32 sur la compréhension infinie de la substance-dieu
Pour ce qui est de la mens humaine, je crois aussi qu’elle est une partie de la nature : je crois en effet qu’il y a dans la nature une puissance infinie de penser et que cette puissance contient objectivement, dans son infinité, la nature tout entière, les pensées particulières qu’elle forme s’enchaînant en même manière que les parties de la nature qui est l’objet dont elle est l’idée.
Je considère en outre la mens humaine comme étant cette même puissance de penser, non en tant qu’elle est infinie et perçoit la nature entière, mais en tant qu’elle perçoit seulement une chose finie qui est le corps humain : la mens humaine est ainsi conçue par moi comme une partie de la compréhension infinie.
Lettre 32 fin
Je ne puis cependant ici expliquer et démontrer de façon rigoureuse toute cette doctrine et ses conséquences, cela serait trop long et je ne pense pas que vous l’attendiez de moi en ce moment. Je me demande même si j’ai bien compris votre pensée et si mon exposé répond à votre demande; veuillez me le faire savoir.
Pour ce que vous m’écrivez encore au sujet des règles du mouvement posées par Descartes que j’aurais donné à entendre qui seraient fausses, c’est, si mes souvenirs ne me trompent pas, l’opinion de M. Huygens que j’ai rapportée et je n’ai, moi-même, affirmé la fausseté d’aucune de ces règles de Descartes, sauf la sixième, à l’égard de laquelle j’ai dit que M. Huygens, lui aussi, comme Descartes, avait commis une erreur. A cette occasion je vous ai demandé de me communiquer l’expérience que dans votre Société royale vous avez faite en partant de cette hypothèse ; apparemment, cela ne vous est pas permis puisque vous ne me répondez pas sur ce point. Ce même Huygens a été tout occupé, il l’est encore, du polissage des lunettes ; à cet effet il a construit une machine assez jolie à l’aide de laquelle il peut fabriquer des lentilles au tour. Je ne sais cependant quels résultats il a obtenus et, à dire la vérité, je ne suis pas très désireux de le savoir. L’expérience m’a montré, en effet, qu’on peut, à la main, mieux qu’avec aucune machine, polir des lentilles sphériques. Quant aux pendules et à la date de son établissement en France je ne puis encore rien vous dire.
[L’évêque de Munster, après être imprudemment entré dans la Frise comme le cerf d’Ésope dans un puits, n’y a rien pu faire et, à moins que la mauvaise saison ne vienne avec un grand retard, il n’en sortira pas sans grand dommage. Nul doute que ce ne soit par les conseils de quelque traître qu’il a osé entreprendre cette mauvaise action. Mais toute cette histoire est trop ancienne déjà pour qu’on puisse en parler à qui demande des nouvelles et, depuis une semaine ou deux, il ne s’est rien passé qui vaille la peine d’être raconté par écrit. Aucun espoir de paix avec les Anglais : le bruit en a couru cependant naguère, à cause d’un ambassadeur qu’on prétendait avoir été envoyé en France et aussi parce que les gens d’Over Yssel qui travaillent de toutes leurs forces pour le prince d’Orange et cela, dans l’opinion de plus d’un, moins dans leur propre intérêt que pour nuire aux Hollandais, avaient imaginé d’envoyer ledit prince en Angleterre à titre de médiateur. Mais la situation est tout autre. Les Hollandais pour le moment n’ont pas la moindre idée de faire la paix, il se peut seulement que les circonstances les amènent à l’acheter pour de l’argent. Des desseins de la Suède on doute encore, beaucoup pensent que son objectif est Metz, d’autres disent la Hollande. Mais ce ne sont que des conjectures.
J’avais écrit cette lettre la semaine dernière mais n’ai pu l’envoyer, le temps ne me permettant pas d’aller à La Haye. Voilà l’inconvénient d’habiter la campagne. Il est rare que je reçoive une lettre sans retard : à moins d’une occasion se présentant par accident, une semaine ou deux se passent avant qu’elle me parvienne. Et quand je veux en envoyer une, il n’est pas rare qu’une difficulté y mette obstacle. Quand vous voyez donc que je ne vous réponds pas aussi tôt qu’il serait requis, ne croyez pas que cela provienne d’un oubli de ma part. Le temps me presse et il me faut clore cette lettre ; je la compléterai dans une autre occasion. Pour le moment je ne puis plus rien dire sinon vous prier de saluer de ma part M. Boyle et de ne pas oublier celui qui se dit votre cordialement attaché