Spinoza Ethique

L'évolution de Spinoza

Dans Spinoza Philosophie pratique, Deleuze trace dans le chapitre V l’évolution de Spinoza en s’appuyant à la fois sur une première ébauche par Avenarius (1868) puis sur la reprise de la question par Gueroult (Spinoza, Aubier, I, notamment appendice 6)

Pour une meilleure compréhension de Spinoza et notamment pour bien comprendre la signification de la substance-dieu nous citons ci-dessous les passages importantes de ce chapitre.

Martial Gueroult montre que le Court traité repose sur l’équation Dieu = Nature, tandis que celui de l’Éthique est que toutes les natures appartiennent à une seule et même substance. Dans le Court traité en effet, l’égalité Dieu-Nature fait que Dieu n’est pas lui-même substance, mais «Être» qui présente et réunit toutes les substances; la substance n’a donc pas sa pleine valeur, n’étant pas encore cause de soi, mais seulement conçue par soi. Au contraire, dans l’Éthique, l’identité Dieu-substance fait que les attributs ou substances qualifiées constituent vraiment l’essence de Dieu, et jouissent déjà de la propriété de cause de soi.  […] Dans l’Éthique, ou déjà dans le Traité de la reforme, quand Spinoza dispose d’une méthode de développement continu, il évite précisément de commencer par Dieu. Dans l’Éthique, il part des attributs substantiels quelconques pour arriver à Dieu comme substance constituée par tous les attributs. […] En fait, atteindre à Dieu le plus vite possible, et non pas immédiatement, fait pleinement partie de la méthode définitive de Spinoza à la fois dans le Traité de la reforme et dans l’Éthique.

Note: Certes on peut objecter que les substances ou attributs substantiels, qui servent de point de départ à l’Éthique, constituent déjà l’essence de Dieu. Mais, d’une part, on ne le sait pas encore, on ne l’apprend que dans la proposition 10. D’autre part et surtout, le début de l’Éthique ne saisit pas les attributs dans l’essence (3e genre de connaissance) mais les considère seulement comme «notions communes» (2e genre): cf. les déclarations de Spinoza en E5p36s. On trouve dans le Traité théologico politique la formule suivante (chap. 6): «l’existence de Dieu, n’étant pas connue par elle-même, doit nécessairement se conclure de notions dont la vérité soit si ferme et inébranlable…» C’est strictement conforme à l’Éthique.

Il est vrai que la méthode de Spinoza est synthétique, constructive, progressive, et procède de la cause aux effets. Mais ce n’est pas dire qu’on puisse s’installer dans la cause comme par magie. «L’ordre dû» va bien de la cause aux effets, mais on ne peut pas immédiatement suivre l’ordre dû. Du point de vue synthétique comme du point de vue analytique, on part évidemment de la connaissance d’un effet, ou du moins d’un «donné». Mais, alors que la méthode analytique cherche la cause comme simple condition de la chose, la méthode synthétique cherche une genèse au lieu d’un conditionnement, c’est-à-dire une raison suffisante qui nous fasse connaître aussi d’autres choses. C’est en ce sens que la connaissance de la cause sera dite plus parfaite, et procèdera le plus vite possible de la cause aux effets. La synthèse contient bien à son début un proces analytique accéléré, mais dont elle se sert seulement pour atteindre au principe de l’ordre synthétique: comme disait déjà Platon, on part d’une «hypothèse» pour aller, non pas vers des conséquences ou conditions, mais vers le principe «anhypothétique» d’où découlent en ordre toutes les conséquences et conditions. (cf. Platon, République, VI, 510 sq.)

Donc, dans le Traité de la réforme,on part d’une idée vraie «donnée», c’est-à-dire quelconque, pour atteindre à l’idée de Dieu d’où découlent toutes les idées. Et, dans l’Éthique, on part d’un attribut substantiel quelconque pour atteindre à la substance qui comprend tous les attributs et d’où toute chose découle. […] l’attribut, ou la substance qualifiée quelconque dont on part comme d’une hypothèse, est saisi dans une notion commune, et c’est à partir de là que nous nous élevons à la raison suffisante synthétique, c’est-à-dire à la substance unique ou à l’idée de Dieu qui comprend tous les attributs, et d’où toute chose découle. […]

Selon Spinoza, toute chose existante a une essence, mais elle a aussi des rapports caractéristiques par lesquels elle se compose avec d’autres choses dans l’existence, ou se décompose en d’autres choses.  Une notion commune, c’est précisément l’idée d’une composition de rapports entre plusieurs choses. Soit l’attribut «étendue»: il a lui-même une essence, et ce n’est pas en ce sens qu’il est l’objet d’une notion commune. Les corps dans l’étendue ont eux-mêmes des essences, et ce n’est pas en ce sens qu’ils sont l’objet de notions communes. Mais l’attribut étendue est aussi une forme commune à la substance dont il constitue l’essence, et à tous les corps possibles dont il enveloppe les essences. L’attribut étendue comme notion commune ne se confondra avec aucune essence, mais désignera l’unité de composition de tous les corps: tous les corps sont dans l’étendue…

Le même raisonnement vaut pour des conditions plus restreintes: un corps étant donné, il se compose avec tel autre corps, et le rapport composé ou l’unité de composition des deux corps définit une notion commune qui ne se ramène ni à l’essence de l’une ou l’autre des parties ni à l’essence du tout: par exemple, ce qu’il y a de commun entre mon corps et tel aliment. On voit donc que les notions communes oscillent entre deux seuils, le seuil maximum de ce qui est commun à tous les corps, le seuil minimum de ce qui est commun à deux corps, au moins, mon corps et un autre. Ce pourquoi Spinoza distingue les notions communes les plus universelles, et les moins universelles. Et c’est un sens privilégié que prend la Nature dans l’Éthique: cette composition de rapports ou cette unité de composition variable, qui va montrer ce qu’il y a de commun entre tous les corps, entre un certain nombre ou un certain type de corps, entre tel corps et tel autre… Les notions communes, c’est toujours l’idée de ce en quoi conviennent les corps : ils conviennent sous tel ou tel rapport, le rapport s’effectuant entre plus ou moins de corps. Il y a bien en ce sens un ordre de la Nature, puisque n’importe quel rapport ne se compose pas avec n’importe quel autre: il y a un ordre de composition des rapports, à partir des notions les plus universelles jusqu’aux moins universelles, et inversement.

De quatre points de vue au moins, cette théorie des notions communes de l’Éthique a une importance décisive.

1. les notions communes, ayant pour objet les compositions de rapports entre corps existants, rompent avec les ambiguïtés qui grevaient encore les concepts géométriques. Et, en vérité, les notions communes sont des Idées physico-chimiques, ou biologiques, plutôt que géométriques: elles présentent sous des aspects variés l’unité de composition de la Nature. Si elles sont géométriques, c’est au sens d’une géométrie naturelle, réelle, et qui met en rapport des être réels, physiques, existants. […] le concept géométrique est bien une idée abstraite ou un être de raison, mais c’est l’idée abstraite d’une notion commune, si bien qu’en dégageant la notion commune on libère du même coup la méthode géométrique des limitations qui l’affectaient et qui la forçaient à passer par des abstractions. Grâce aux notions communes, la méthode géométrique devient adéquate à l’infini, et aux êtres réels ou physiques.

2. Les notions communes dans l’Éthique sont strictement des idées adéquates, qui définissent le second genre de connaissance. […] la stricte adéquation des notions communes garantit non seulement la consistance du second genre, mais la nécessité du passage au troisième. Ce nouveau statut du second genre joue un rôle déterminant dans toute l’Éthique: c’est la modification la plus considérable par rapport aux ouvrages précédents. Non pas que le second genre de l’Éthique cesse d’intégrer des procédés très divers et même imprévisibles. Dans le domaine de la composition des rapports, ce n’est pas seulement le raisonnement qui intervient, mais toutes les ressources et la programmation d’expériences physico-chimiques et biologiques (note: nous n’avons pas de connaissance a priori des rapports de composition, il y faut des expérimentations). Or, précisément, quand l’Éthique élabore la théorie des notions communes, celles-ci garantissent la consistance et l’adéquation du second genre de connaissance, quelle que soit la variété des procédés, puisque de toute manière on ira «d’un être réel à un autre être réel».

3. Considérons donc la manière dont on passe du deuxième genre au troisième. Dans l’Éthique tout devient clair à cet égard: le deuxième et le troisième genres de connaissance sont bien des systèmes d’idées adéquates, mais très différents l’un de l’autre. Les idées du troisième genre sont des idées d’essences, essences intimes de la substance constituées par les attributs, essences singulières de modes enveloppées dans les attributs; et le troisième genre va des unes aux autres. Mais les idées du deuxième genre sont des idées de rapports, rapports les plus universels composés par l’attribut existant et ses modes infinis, rapports moins universels composés par tel et tel modes existant dans l’attribut. […] Le chemin est le suivant: les notions communes, étant adéquates (bien qu’elles ne constituent comme telles aucune essence), nous conduisent nécessairement à l’idée de Dieu; or l’idée de Dieu n’est pas elle-même une notion commune, bien qu’elle leur soit nécessairement liée (elle n’est pas composition de rapports, mais source de tous les rapports qui se composent); c’est donc l’idée de Dieu qui nous fera passer du deuxième au troisième genre, parce qu’elle a une face tournée vers les notions communes et une face tournée vers les essences. […]

4. Subsiste néanmoins la question: comment peut-on former les notions communes elles-mêmes, puisque l’expérience immédiate nous donne les effets de tel ou tel corps sur le notre, mais non pas les rapports qui composent ces corps? L’explication vient tardivement dans l’Éthique. Si nous rencontrons dans l’expérience un corps qui ne convient pas avec le nôtre, il a pour effet de nous affecter de tristesse (diminution de notre puissance d’agir); rien dans ce cas ne nous incline à former une notion commune, car, si deux corps disconviennent, ce n’est pas par ce qu’ils ont de commun. Mais au contraire, quand nous rencontrons un corps qui convient avec le nôtre, et qui a pour effet de nous affecter de joie, cette joie (augmentation de notre puissance d’agir) nous incline à former la notion commune des deux corps, c’est-à-dire à composer leurs rapports et à concevoir leur unité de composition. Supposons maintenant que nous ayons sélectionné suffisamment de joies: notre art des notions communes sera tel que, même dans le cas des disconvenances, nous serons devenus aptes à saisir ce qu’il y a de commun entre les corps, à un niveau de composition suffisamment large (par exemple, l’attribut étendue comme notion commune de tous les corps possibles). C’est ainsi que l’ordre de formation pratique des notions communes va des moins universelles aux plus universelles, tandis que l’ordre de leur exposition théorique au contraire allait des plus universelles aux moin. […]

Les notions communes sont des idées pratiques, en rapport avec notre puissance: contrairement à leur ordre d’exposition qui ne concerne que les idées, leur ordre de formation concerne les affects, montre comment l’esprit «peut ordonner ses affects et les enchaîner entre eux». Les notions commune sont un Art, l’art de l’Éthique elle-même: organiser les bonnes rencontres, composer les rapports vécus, former les puissances, expérimenter.

Les notions communes ont donc une importance décisive, du point de vue du commencement de la philosophie, de la portée de la méthode géométrique, de la fonction pratique de l’Éthique, etc.

[…] C’est parce qu’il découvre et invente les notions communes que Spinoza s’aperçoit que les positions du Traité de la réforme sont insuffisantes à plusieurs égards, et qu’il faudrait remanier l’ensemble, ou tout refaire.