E1 Proposition 15 scolie
Scolie
Il est des gens pour former la fiction d’un Dieu à l’image de l’être humain, consitant en un corps et une mens et en proie aux passions. Les démonstrations précédentes suffisent à établir combien ils s’égarent loin de la vraie connaissance de Dieu. Mais je laisse ces gens-là de côté, car tous ceux qui se sont représenté peu ou prou la nature divine nient que Dieu soit corporel.
Ce dont ils donnent également une preuve excellente, tirée de ce que par corps nous entendons n’importe quelle quantité ayant longueur, largeur et profondeur, bornée par telle figure bien précise, et de ce qu’on ne peut énoncer plus grande absurdité de la Dieu, à savoir de l’être absolument infini. Mais en même temps, d’autres raisonnements par lesquels ils essaient de démontrer cette même conlusion font bien voir qu’ils écartent entièrement de la nature divine la substance corporelle elle-même, autrement dit la substance étendue, et qu’ils posent qu’elle a été créée par Dieu. Mais par quelle puissance divine elle aura bien pu être créée, ils l’ignorent complètement: ce qui montre bien qu’ils ne comprennnent pas ce qu’ils disent eux-mêmes.
Pour moi, j’ai au moins démontré, avec à mon sens assez de clarté (voir E1p6c et E1p8s2), qu’aucune substance ne peut être produite, ou créée, par autre chose. Allons plus loin, dans la proposition 14 nous avons montré qu’en dehors de la substance-dieu aucune substance ne peut être donnée ni conçue; et nous en avons conclu que la substance étendue est l’un des attributs infinis de la substance-dieu. Mais pour l’expliquer plus à fond, je vais réfuter les arguments des adversaires, qui se ramènent tous à ce qui suit.
En premier lieu la substance corporelle, en tant que substance, comporte à leur avis des parties; aussi disent-ils qu’elle ne peut pas être infinie et que par conséquent elle ne peut appartenir à Dieu. Ils expliquent ce point à l’aide d’une foule d’exemples dont je vais rapporter un ou deux. Si la substance corporelle est infinie, disent-ils, qu’on la conçoive divisée en deux parties: chacune des deux parties sera ou bien finie ou bien infinie. Dans le premier cas, l’infini est donc composé de deux parties finies, ce qui est absurde. Dans le second cas, il y a donc un infini qui est deux fois plus grand qu’un autre infini, ce qui est également absurde. Ensuite, si la quantité infinie est mesurée en parties égales à un pied, elle devra comporter une infinité de semblables parties, tout comme aussi si elle est mesurée en parties égales à un pouce; et partant on aura un nombre infini douze fois plus grand qu’un autre nombre infini. Enfin si, à partir d’un point pris dans une quantité infinie, on se représente deux droites comme AB et AC ayant au début une distance bien précise et déterminée et qui se prolongent à l’infini, il est certain que la distance entre B et C s’accroît continuellement et qu’elle finira, de déterminée, par devenir indéterminable, Puis donc que ces absurdités suivent, à leur sens, de la supposition d’une quantité infinie, ils en concluent que la substance corporelle doit être finie, et par conséquent qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu.
Un second argument se tire également de la souveraine perfection de Dieu. Dieu en effet, disent-ils, puisqu’il est un être souverainement parfait, ne peut pas être passif; mais la substance corporelle, en tant qu’elle est divisible, peut être passive; il s’ensuit donc qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu,
Voilà les arguments que je rencontre chez les auteurs pour essayer de montrer que la substance corporelle est indigne de la nature divine, et qu’elle ne peut lui appartenir. Mais si l’on y fait correctement attention, on trouvera que j’y ai déjà répondu, étant donné que ces arguments ont pour unique fondement la supposition que la substance corporelle est composée de parties, ce dont j’ai déjà (prop. 11 avec le cor. de la prop.13) montré l’absurdité.
Ensuite, si l’on veut bien scruter correctement l’affajre, on verra que toutes ces absurdités (à supposer qu’elles soient toutes des absurdités, ce dont je ne dispute pas pour le moment) desquelles ils veulent tirer la conclusion que la substance étendue est finie ne suivent aucunement de la supposition d’une quantité infinie, mais de ce qu’ils supposent que la quantité infinie est mesurable et s’obtient par addition de parties finies. Voilà pourquoi, des absurdités qui s’ensuivent, ils ne peuvent rien conclure sauf que la quantité infinie n’est pas mesurable et ne peut s’obtenir par addition de parties finies. Conclusion identique à ce que nous avions nous-mêmes déjà démontré plus haut (proposition 12. etc,). Ainsi le trait qu’ils dirigent contre nous les atteint en réalité eux-mêmes. Si donc, de cette absurdité qui est la leur, ils prétendent malgré tout conclure que la substance étendue doit être finie, ils ne font, ma foi, pas autre chose qu’un homme qui commence par former la fiction selon laquelle le cercle a les propriétés du carré, et qui en conclut que le cercle n’a pas de centre d’où toutes les lignes tirées jusqu’à la circonférence soient égales. Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue qu’infinie, qu’unique, qu’indivisible (voir les prop. 8, 5 et 12), eux-mêmes, pour conclure qu’elle est finie, conçoivent qu’elle se compose par addition de parties finies et qu’elle est multiple et divisible. Tout comme d’autres commencent par former la fiction selon laquelle une ligne se compose de points, et savent ensuite trouver une foule d’arguments pour montrer qu’une ligne n’est pas divisible à l’infini.
À coup sûr, il n’est pas moins absurde de poser que la substance corporelle se compose de corps, autrement dit de parties, que de poser que le corps se compose de surfaces, la surface de lignes, et enfin les lignes de points. Tous ceux qui savent qu’une raison claire est infaillible doivent l’avouer, et au premier chef ceux qui affirment qu’il n’y a pas de vide. Car si la substance corporelle pouvait se diviser de telle sorte que ses parties fussent réellement distinctes, pourquoi donc une partie ne pourrait-elle pas être anéantie toute seule, tandis que toutes les autres garderaient entre elles la même connexion qu’auparavant? Et pourquoi faudrait-il qu’elles s’adaptent toutes de sorte qu’il n’y ait pas de vide? Assurément, quand des choses sont réellement distinctes entre elles, l’une peut sans l’autre être et demeurer dans son état. Puis donc qu’il n’y a pas de vide dans la Nature (j’en ai traité ailleurs), et que toutes les parties doivent concourir pour faire qu’il n’y ait pas de vide, il s’ensuit également qu’il ne peut pas y avoir entre elles de distinction réelle, c’est-à-dire que la substance corporelle, en tant qu’elle est une substance, ne peut pas être divisée.
Demande-t-on pourtant, maintenant, pourquoi nous sommes par nature si portés à diviser la quantité? Je réponds qu’il y a deux façons pour nous de concevoir la quantité, à savoir: abstraitement, autrement dit superficiellement, en tant évidemment que nous l’imaginons; ou bien comme une substance, ce que l’entendement est seul à faire. C’est pourquoi, si notre attention se porte sur la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce qui est fréquent et plus facile à faire pour nous, on la trouvera finie, divisible, composée par addition de parties; mais si notre attention se porte sur elle telle qu’elle est dans l’entendement, et si nous la concevons en tant qu’elle est une substance, ce qui est le plus difficile à faire, alors, comme nous l’avons déjà suffisamment démontré, on la trouvera infinie, unique, indivisible. Tous ceux qui auront su faire la distinction entre imagination et entendement le verront assez manifestement. Surtout si l’on fait attention aussi à ce que la matière est partout la même, et à ce que des parties ne s’y distinguent que dans la mesure où nous concevons la matière comme affectée selon diverses modalités; d’où entre ses parties une distinction qui est modale seulement et non pas réelle. Par exemple, de l’eau, nous concevons qu’elle se divise et que ses parties se séparent l’une de l’autre en tant qu’elle est de l’eau, mais non pas en tant qu’elle est substance corporelle; car, en tant que telle, il n’y a pour elle ni séparation ni division, De plus, l’eau en tant qu’eau s’engendre et se corrompt; mais en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt.
Par là je pense avoir répondu aussi au second argument, étant donné qu’il se fonde lui aussi sur l’idée que la matière, en tant que substance, serait divisible et composée par addition de parties. Et quand bien même ce point ne serait pas acquis, je ne vois pas pourquoi elle serait indigne de la nature divine, étant donné (en vertu de la prop. 14) qu’il ne peut y avoir en dehors de la substance-dieu aucune substance dont cette nature divine subisse passivement l’action. Toutes choses, dis-je, sont en la substance-dieu, et tout ce qui se produit se produit en vertu des seules lois de la nature infinie de la substance-dieu et suit de la nécessité de son essence (comme je vais le montrer bientôt), Voilà pourquoi on n’aurait aucune raison de dire que la substance-dieu est passive devant autre chose, ou que la substance étendue est indigne de la nature divine, même si on la supposait divisible, pourvu qu’on accorde qu’elle est éternelle et infinie, Mais là-dessus en voilà assez pour le moment.
Texte latin
Sunt qui Deum instar hominis corpore et mente constantem atque passionibus obnoxium fingunt sed quam longe hi a vera Dei cognitione aberrent, satis ex jam demonstratis constat. Sed hos mitto : nam omnes qui naturam divinam aliquo modo contemplati sunt, Deum esse corporeum negant. Quod etiam optime probant ex eo quod per corpus intelligimus quamcunque quantitatem longam, latam et profundam, certa aliqua figura terminatam, quo nihil absurdius de Deo, ente scilicet absolute infinito, dici potest. Attamen interim aliis rationibus quibus hoc idem demonstrare conantur, clare ostendunt se substantiam ipsam corpoream sive extensam a natura divina omnino removere atque ipsam a Deo creatam statuunt. Ex qua autem divina potentia creari potuerit, prorsus ignorant; quod clare ostendit illos id quod ipsimet dicunt, non intelligere. Ego saltem satis clare meo quidem judicio demonstravi (vide corollarium propositionis 6 et scholium II propositionis 8) nullam substantiam ab alio produci vel creari. Porro propositione 14 ostendimus præter Deum nullam dari neque concipi posse substantiam atque hinc conclusimus substantiam extensam unum ex infinitis Dei attributis esse. Verum ad pleniorem explicationem adversariorum argumenta refutabo quæ omnia huc redeunt primo quod substantia corporea quatenus substantia constat ut putant partibus et ideo eandem infinitam posse esse et consequenter ad Deum pertinere posse negant. Atque hoc multis exemplis explicant ex quibus unum aut alterum afferam. Si substantia corporea aiunt est infinita, concipiatur in duas partes dividi; erit unaquæque pars vel finita vel infinita. Si illud, componitur ergo infinitum ex duabus partibus finitis, quod est absurdum. Si hoc, datur ergo infinitum duplo majus alio infinito, quod etiam est absurdum. Porro si quantitas infinita mensuratur partibus pedes æquantibus, infinitis talibus partibus constare debebit ut et si partibus mensuretur digitos æquantibus ac propterea unus numerus infinitus erit duodecies major alio infinito. Denique si ex uno puncto infinitæ cujusdam quantitatis concipiatur duas lineas ut AB, AC, certa ac determinata in initio distantia in infinitum protendi, certum est distantiam inter B et C continuo augeri et tandem ex determinata indeterminabilem fore. Cum igitur hæc absurda sequantur ut putant ex eo quod quantitas infinita supponitur, inde concludunt substantiam corpoream debere esse finitam et consequenter ad Dei essentiam non pertinere. Secundum argumentum petitur etiam a summa Dei perfectione. Deus enim inquiunt cum sit ens summe perfectum, pati non potest : atqui substantia corporea quandoquidem divisibilis est, pati potest; sequitur ergo ipsam ad Dei essentiam non pertinere. Hæc sunt quæ apud scriptores invenio argumenta quibus ostendere conantur substantiam corpoream divina natura indignam esse nec ad eandem posse pertinere. Verumenimvero si quis recte attendat, me ad hæc jam respondisse comperiet quandoquidem hæc argumenta in eo tantum fundantur quod substantiam corpoream ex partibus componi supponunt, quod jam (per propositionem 12 cum corollario propositionis 13) absurdum esse ostendi. Deinde si quis rem recte perpendere velit, videbit omnia illa absurda (siquidem omnia absurda sunt, de quo non jam disputo) ex quibus concludere volunt substantiam extensam finitam esse, minime ex eo sequi quod quantitas infinita supponatur sed quod quantitatem infinitam mensurabilem et ex partibus finitis conflari supponunt; quare ex absurdis quæ inde sequuntur, nihil aliud concludere possunt quam quod quantitas infinita non sit mensurabilis et quod ex partibus finitis conflari non possit. Atque hoc idem est quod nos supra (propositione 12 etc.) jam demonstravimus. Quare telum quod in nos intendunt, in se ipsos revera conjiciunt. Si igitur ipsi ex suo hoc absurdo concludere tamen volunt substantiam extensam debere esse finitam, nihil aliud hercle faciunt quam si quis ex eo quod finxit circulum quadrati proprietates habere, concludit circulum non habere centrum ex quo omnes ad circumferentiam ductæ lineæ sunt æquales. Nam substantiam corpoream quæ non nisi infinita, non nisi unica et non nisi indivisibilis potest concipi (vide propositiones 8, 5 et 12) eam ipsi ad concludendum eandem esse finitam, ex partibus finitis conflari et multiplicem esse et divisibilem concipiunt. Sic etiam alii postquam fingunt lineam ex punctis componi, multa sciunt invenire argumenta quibus ostendant lineam non posse in infinitum dividi. Et profecto non minus absurdum est ponere quod substantia corporea ex corporibus sive partibus componatur quam quod corpus ex superficiebus, superficies ex lineis, lineæ denique ex punctis componantur. Atque hoc omnes qui claram rationem infallibilem esse sciunt, fateri debent et imprimis ii qui negant dari vacuum. Nam si substantia corporea ita posset dividi ut ejus partes realiter distinctæ essent, cur ergo una pars non posset annihilari manentibus reliquis ut ante inter se connexis? et cur omnes ita aptari debent ne detur vacuum? Sane rerum quæ realiter ab invicem distinctæ sunt, una sine alia esse et in suo statu manere potest. Cum igitur vacuum in natura non detur (de quo alias) sed omnes partes ita concurrere debent ne detur vacuum, sequitur hinc etiam easdem non posse realiter distingui hoc est substantiam corpoream quatenus substantia est, non posse dividi. Si quis tamen jam quærat cur nos ex natura ita propensi simus ad dividendam quantitatem? ei respondeo quod quantitas duobus modis a nobis concipitur, abstracte scilicet sive superficialiter prout nempe ipsam imaginamur vel ut substantia, quod a solo intellectu fit. Si itaque ad quantitatem attendimus prout in imaginatione est, quod sæpe et facilius a nobis fit, reperietur finita, divisibilis et partibus conflata; si autem ad ipsam prout in intellectu est, attendimus et eam quatenus substantia est, concipimus, quod difficillime fit, tum ut jam satis demonstravimus, infinita, unica et indivisibilis reperietur. Quod omnibus qui inter imaginationem et intellectum distinguere sciverint, satis manifestum erit, præcipue si ad hoc etiam attendatur quod materia ubique eadem est nec partes in eadem distinguuntur nisi quatenus materiam diversimode affectam esse concipimus, unde ejus partes modaliter tantum distinguuntur, non autem realiter. Exempli gratia aquam quatenus aqua est, dividi concipimus ejusque partes ab invicem separari; at non quatenus substantia est corporea; eatenus enim neque separatur neque dividitur. Porro aqua quatenus aqua generatur et corrumpitur; at quatenus substantia nec generatur nec corrumpitur. Atque his me ad secundum argumentum etiam respondisse puto quandoquidem id in eo etiam fundatur quod materia quatenus substantia divisibilis sit et partibus confletur. Et quamvis hoc non esset, nescio cur divina natura indigna esset quandoquidem (per propositionem 14) extra Deum nulla substantia dari potest a qua ipsa pateretur. Omnia inquam in Deo sunt et omnia quæ fiunt per solas leges infinitæ Dei naturæ fiunt et ex necessitate ejus essentiæ (ut mox ostendam) sequuntur; quare nulla ratione dici potest Deum ab alio pati aut substantiam extensam divina natura indignam esse tametsi divisibilis supponatur dummodo æterna et infinita concedatur. Sed de his impræsentiarum satis.
Ascendances
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E1 Proposition 5
E1 Proposition 6 corollaire
E1 Proposition 8
E1 Proposition 8 scolie 2
E1 Proposition 12
E1 Proposition 13 corollaire
E1 Proposition 14
Descendances
Références
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