Spinoza Ethique

Éthique 5 «De la puissance de la compréhension ou de la liberté humaine»

De la puissance de la compréhension ou de la liberté humaine

Je passe enfin à l’autre partie de l’éthique, qui concerne la façon d’aller à la liberté, autrement dit la voie qui y conduit. J’y traiterai donc de la puissance de la raison, en montrant ce que peut la raison elle-même sur les affects, et ensuite ce qu’est la liberté de la mens autrement dit la béatitude, ce qui nous fera voir combien le sage est plus puissant que l’ignorant. Mais comment et par quelle voie la compréhension doit être perfectionné, et ensuite par quel art il faut prendre soin du corps pour qu’il puisse exercer sa fonction correctement, l’est ici hors de propos : la première question regarde en effet la logique, et la seconde la médecine. Je vais donc ici, comme je l’ai dit, traiter de la seule puissance de la mens, autrement dit de la raison, et montrer avant tout quelle sorte et combien de contrôle elle a sur les affects pour les maîtriser et réguler. Car nous n’avons pas sur eux un contrôle absolue, nous l’avons déjà démontré plus haut.

Les Stoïciens, pourtant, ont pensé que les affects dépendent absolument de notre volonté et que nous pouvons leur commander absolument. Cependant, devant les protestations de l’expérience, et non pas en vertu de leurs propres principes, ils ont été contraints d’avouer qu’il est requis beaucoup de pratique et d’application pour les maîtriser et réguler: l’un d’entre eux s’est efforcé de le montrer avec l’exemple des deux chiens (si ma mémoire est bonne), le chien domestique et le chien de chasse, puisque la pratique a réussi à faire que le chien domestique s’habitue à chasser et le chien de chasse, inversement, à s’abstenir de courir après les lièvres.
Cette opinion a toute la faveur de Descartes. Car il pose que l’âme ou la mens est unie de façon privilégiée à une certaine partie du cerveau, la petite glande qu’on appelle pinéale : c’est par elle que la mens sent tous les mouvements qui sont excités dans le corps et qu’elle sent du même coup les objets extérieurs ; et c’est elle que, par le simple fait de vouloir, la mens peut mouvoir diversement. Il pose que cette petite glande est suspendue au milieu du cerveau de telle façon que le moindre mouvement des esprits animaux peut la mouvoir. Il pose ensuite que cette glande est suspendue au milieu du cerveau en autant de diverses façons qu’il y a de diverses façons pour les esprits animaux de venir la heurter; et, en outre, qu’il y a autant de traces diverses qui s’y impriment que d’objets extérieurs divers qui poussent vers elle les esprits animaux; d’où il résulte que, si par la suite la volonté de la mens, qui meut la glande de diverses façons, la suspend de telle ou telle façon dont elle se trouve avoir été une fois suspendue par les esprits animaux agités de telle ou telle façon, la glande va alors pousser et déterminer les esprits animaux de la même façon qu’ils avaient été auparavant repoussés par une suspension semblable de la petite glande. Il pose en outre que chacune des volontés de la mens est par nature unie à un certain mouvement de la glande.
Par exemple, si l’on a la volonté de regarder un objet éloigné, cette volonté fera que la pupille se dilatera ; mais si l’on se contente de penser à dilater la pupille, il ne servira à rien d’en avoir la volonté; car la nature n’a pas joint le mouvement de la glande, qui sert à pousser les esprits vers le nerf optique de la façon qui convient pour dilater ou pour contracter la pupille, à la volonté de la dilater ou de la contracter: elle là joint seulement à la volonté.de regarder des objets proches ou éloignés. Il pose enfin que, même si chacun des mouvements de cette petite glande semble bien avoir été relié par nature dès le commencement de notre vie à une seule de nos pensées, ces mouvements peuvent pourtant être joints à d’autres par l’habitude ; et il s’efforce de le prouver à l’article 50 de la première partie des Passions de l’âme. D’où il conclut qu’il n’est point d’âme si faible qu’elle ne puisse, quand elle est bien dirigée, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions. Car, selon la définition qu’il en donne, elles sont des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui (N.B.) sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits (voir article 27 de la première partie des Passions de l’âme). Or, puisque nous pouvons joindre à n’importe quelle volonté tout mouvement de la glande et, par conséquent, des esprits, et puisque la détermination de la volonté dépend de notre seul pouvoir, si donc nous déterminons notre volonté a des jugements fermes et arrêtés suivant lesquels nous voulons conduire les actions de notre vie, et si nous joignons à ces jugements les mouvements des passions que nous voulons avoir, nous acquerrons sur nos passions un contrôle absolu.
Voilà la thèse de cet homme illustre (pour autant que j’en juge d’après ses propres expressions) ; et j’aurais eu peine à croire, quant à moi, qu’un si grand homme l’ait énoncée si elle avait été moins subtile. Franchement, je ne puis assez m’étonner qu’un philosophe qui avait soutenu avec constance ne rien déduire que de principes connus par eux-mêmes et ne rien affirmer qu’il ne perçât clairement et distinctement, et qui avait si souvent reproché aux Scolastiques de vouloir expliquer les choses obscures par des qualités occultes, admette une hypothèse qui est plus occulte que toute qualité occulte. Qu’entend-il je le demande, par union de la mens et du corps ? Et, disons-le, quel concept clair et distinct a-t-il d’une pensée très étroitement unie à une certaine petite parcelle de quantité ? Je voudrais bien qu’il ait expliqué cette union par sa cause prochaine. Mais il avait conçu la mens comme étant si distincte du corps qu’il n’a pu assigner aucune cause singulière ni à cette union ni à la mens elle-même, et qu’il a dît recourir à la cause de l’univers tout entier, c’est-à-dire à Dieu. Je voudrais bien savoir ensuite combien de degrés de mouvement la mens peut attribuer à cette petite glande pinéale, et avec quelle quantité de force elle peut la tenir suspendue. Car je ne sais si cette glande est entrainée par la mens plus lentement ou plus vite que par les esprits animaux, si les mouvements des passions que nous avons étroitement joints à de fermes jugements ne peuvent pas en être à nouveau disjoints par des causes corporelles, – d’où il suivrait que, bien que la mens se soit proposé fermement d’aller au-devant du danger et qu’elle ait joint à ce décret les mouvements de l’audace, la glande, à la vue du danger, soit pourtant suspendue de telle sorte que la mens ne puisse penser qu’à la fuite. Au fond, puisqu’il n’y a aucun rapport entre volonté et mouvement, il n’y a non plus aucune comparaison possible entre la puissance ou les forces de la mens et celles du corps, et par conséquent les forces de l’un ne sauraient en aucune façon être déterminées par celles de l’autre. Ajoutons que l’on ne trouve pas de glande située au milieu du cerveau qui puisse être poussée de côté et d’autre si facilement et de tant de façons, et que les nerfs non plus ne se prolongent pas tous jusqu’aux cavités du cerveau. Je passe enfin sur tout ce qu’il affirme de la volonté et de sa liberté, car j’en ai montré assez et plus qu’assez la fausseté.

Donc, puisque la puissance de la mens, comme je l’ai montré plus haut, se définit par la seule compréhension, c’est par la seule connaissance de la mens que nous allons déterminer les remèdes aux affects – remèdes dont tous ont l’expérience, je crois, mais sans les observer avec soin ni les voir distinctement – et c’est d’elle que nous allons déduire tout ce qui regarde sa béatitude.


1. Si en un même sujet deux actions contraires sont excitées, il faudra nécessai­rement qu’un changement se produise ou bien dans chacune d’elles ou bien dans une seule jusqu’à ce qu’elles cessent d’être contraires.


2. La puissance d’un effet se définit par la puissance de sa cause, dans la mesure où son essence s’explique ou se définit par l’essence de sa cause. Cet axiome est évident à partir de E3p7.


Selon que les pensées et les idées des choses s’ordonnent et s’enchaînent dans la mens, ainsi, exactement, les affections du corps ou images des choses s’ordonnent et s’enchaînent dans le corps.


L’ordre et la connexion des idées est le même (E2p7) que l’ordre et la connexion des choses; et réciproquement l’ordre et la connexion des choses est le même (E2p6c et E2p7c) que l’ordre et la connexion des idées. C’est pourquoi, de même que l’ordre et la connexion des idées dans la mens se fait selon l’ordre et l’enchaînement des affections du corps (E2p18), de même, réciproquement (E3p2), l’ordre et la connexion des affections du corps se fait selon que les pensées et les idées des choses s’ordonnent et s’enchaînent dans la mens. C.Q.F.D.


Si nous écartons une émotion, ou un affect de la pensée d’une cause extérieure pour le joindre à des pensées différentes, alors sont détruits l’amour ou la haine envers la cause extérieure, comme aussi les états d’irrésolution qui naissent de ces affects.


En effet, ce qui constitue la forme de l’amour ou de la haine, c’est la joie ou la tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure (E3ad6 et E3ad7); donc, une fois cette idée ôtée, la forme de l’amour ou de la haine disparaît en même temps; et ainsi sont détruits ces affects et ceux qui en naissent. C.Q.F.D.


Un affect qui est une passion cesse d’être une passion aussitôt que nous en formons une idée claire et distincte.


Un affect qui est une passion est une idée confuse (E3adg).
C’est pourquoi, si nous formons de cet affect une idée claire et distincte, cette idée n’aura avec l’affect même, en tant qu’on le rapporte à la mens seule, qu’une distinction de raison (E2p22); et ainsi (E3p3) l’affect cessera d’être une passion. C.Q.F.D.


Un affect est donc d’autant plus en notre pouvoir, et la mens en pâtit d’autant moins, que nous le connaissons mieux.


Il n’est pas d’affection du corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct.


Ce qui est commun à toutes choses ne peut être conçu qu’adéquatement (E2p38), et ainsi (E2p12 et E2p13L2) il n’est pas d’affection du corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct. C.Q.F.D.


Il s’ensuit qu’il n’est pas d’affect dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct.
Car un affect est l’idée d’une affection du corps (E3adga), laquelle pour cette raison (E5p4) doit impliquer quelque concept clair et distinct.


Il s’ensuit qu’il n’est pas d’affect dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct.
Car un affect est l’idée d’une affection du corps (E3adga), laquelle pour cette raison (E5p4) doit impliquer quelque concept clair et distinct.
Comme il n’y a rien de quoi ne suive quelque effet (E1p36), et comme nous comprenons clairement et distinctement tout ce qui suit d’une idée qui en nous est adéquate (E2p40): il s’ensuit que chacun a le pouvoir de se comprendre clairement et distinctement, lui-même et ses affects, sinon absolument du moins en partie, et par conséquent de faire en sorte qu’il en pâtisse moins. Voilà donc à quoi il faut s’appliquer principalement: à connaître clairement et distinctement chaque affect, autant que faire se peut, pour que la mens soit ainsi déterminée par l’affect à penser à des choses qu’elle perçoit clairement et distinctement et dans lesquelles elle trouve une entière satisfaction; et, par conséquent, pour que l’affect lui­ même soit séparé de la pensée d’une cause extérieure pour être joint à des pensées vraies. D’où il adviendra non seulement qu’amour, haine, etc. seront détruits (E5p2), mais encore que les appétits ou désirs qui ont coutume de naître d’un tel affect ne pourront avoir d’excès (E4p61). Car il faut avant tout remarquer que c’est par un seul et même appétit que l’être humain est dit agir et pâtir. Chacun désire, par exemple – la nature humaine est ainsi faite, nous l’avons montré – que tous les autres vivent selon sa propre complexion (E3p31c): chez un être humain qui n’est pas conduit par la raison, cet appétit est
certes une passion nommée ambition, et qui ne diffère pas beaucoup de l’orgueil; mais il est au contraire, chez un être humain qui vit d’après le commandement de la raison, une action ou force d’agir qu’on appelle la piété (E4p37s2 et E4p37d2). Et de cette façon, tous les appétits ou désirs sont des passions dans la seule mesure où ils naissent d’idées inadéquates, mais les mêmes désirs comptent au nombre des forces d’agir quand ils sont suscités ou engendrés par des idées adéquates. Car tous les désirs qui nous déterminent à quelque action peuvent naître aussi bien d’idées adéquates que d’idées inadéquates (E4p59). Mais revenons au point de départ de cette digression. Ce remède aux affects, qui consiste,en leur connaissance vraie, on n’en peut imaginer de meilleur qui dépende de notre pouvoir, puisqu’il n’y a dans la mens aucune autre puissance que celle de penser et de former des idées adéquates, comme nous l’avons montré plus haut (E3p3).


Un affect envers une chose que nous imaginons tout simplement, sans l’imaginer ni comme nécessaire ni comme possible ni comme contingente, est, toutes choses égales d’ailleurs, le plus grand de tous.


Un affect envers une chose dont nous imaginons qu’elle est libre est plus grand qu’envers une chose nécessaire (E3p49), et par conséquent plus grand encore qu’envers celle que nous imaginons comme possible ou comme contingente (E4p11), Mais imaginer quelque chose comme libre ne peut rien être d’autre que le fait d’imaginer tout simplement la chose, tout en ignorant les causes qui l’ont déterminée à agir (E2p35s). Un affect envers une chose que nous imaginons tout simplement est donc, toutes choses égales par ailleurs, plus grand qu’envers une chose nécessaire, possible ou contingente, et par conséquent il est le plus grand de tous. C.Q.F.D.


Dans la mesure ou la mens comprend toutes choses comme nécessaires, elle a une plus grande puissance sur ses affects, autrement dit elle en pâtit moins.


La mens comprend que toutes les choses sont nécessaires (E1p29) et sont déterminées à exister et à opérer par un nœud infini de causes (E1p28); et ainsi elle parvient dans cette mesure à moins pâtir des affects qui en naissent, et (E3p48) à être moins affectée envers elles. C.Q.F.D.


Plus cette connaissance de la nécessité des choses porte sur les choses singulières, que nous imaginons plus distinctement et avec plus de vivacité, plus grande est cette puissance de la mens sur
les affects: l’expérience elle-même en témoigne. Nous voyons en effet s’atténuer la tristesse causée
par la perte d’un bien, aussitôt que l’être humain qui l’a perdu considère qu’il n’aurait pu de toute manière le conserver. De même aussi nous voyons que personne ne plaint un petit enfant de ce qu’il ne sait ni parler, ni marcher, ni raisonner, bref, de ce qu’il passe tant d’années à vivre comme en quelque sorte inconscient de lui-même. Mais si la plupart naissaient adultes, et si l’un ou l’autre seulement naissait enfant, on plaindrait alors quiconque serait enfant, car c’est alors l’enfance elle-même que l’on considérerait non pas comme une chose naturelle et nécessaire mais comme un vice ou un péché de la nature. Et de cette façon, nous pourrions faire plusieurs autres remarques.


Les affects qui naissent de la raison ou sont excités par elle sont plus puissants, si on tient compte du temps, que ceux qui se rapportent à des choses singulieres que nous nous nous représentons comme absentes.


Se représenter une chose comme absente ne provient pas de l’affect par lequel nous l’imaginons, mais de ce que le corps est affecté par un autre affect qui exclut l’existence de cette chose (E2p17). C’est pourquoi un affect qui se rapporte à une chose que nous nous représentons comme absente n’est pas de nature à surpasser en l’être humain le reste de ses actions et de sa puissance (E4p6); au contraire il est de nature à pouvoir être en quelque façon contrarié par les affections qui excluent l’existence de sa cause extérieure (E4p9). Mais un affect qui naît de la raison se rapporte nécessairement aux propriétés communes des choses (E2p40s2), propriétés que nous nous représentons toujours comme présentes (car il ne peut rien y avoir qui exclue leur existence présente), et que nous imaginons toujours de la même façon (E2p38). C’est pourquoi un tel affect demeure toujours identique à lui-même, et par conséquent (E5a1) les affects qui lui sont contraires, et qui ne sont pas
alimentés par leurs causes extérieures, devront s’accommoder à lui de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils ne lui soient plus contraires; et dans cette mesure l’affect qui naît de la raison est plus puissant. C.Q.F.D.


Plus il y a de causes qui concourent ensemble a exciter un affect, plus cet affect est grand.


Plus de causes ont ensemble plus de puissance que s’il y en avait moins (E3p7); et ainsi (E4p5), plus il y a de causes qui excitent ensemble un affect, plus cet affect est fort. C.Q.F.D.


Cette proposition est évidente aussi d’après E5a2.


Un affect qui se rapporte à des causes plus nombreuses et plus diverses, que la mens se
représente en même temps que cet affect, est moins nuisible – nous pâtissons moins
par lui et nous sommes moins affectés au regard de chacune de ses causes – qu’un autre affect de grandeur égale qui se rapporte à une seule cause ou à des causes moins nombreuses.


Un affect n’est mauvais, autrement dit nuisible, que dans la mesure.où la mens est empêchée par lui de pouvoir penser (E4p26 et E4p27); et ainsi un affect qui détermine la mens à se représenter ensemble plusieurs objets est moins nuisible qu’un autre affect, d’égale grandeur, qui la retient dans la représentation exclusive d’un seul ou d’un assez petit nombre d’objets si bien qu’elle ne pourrait penser aux autres. C’était le premier point. Ensuite, puisque l’essence de la mens, c’est-à-dire (E3p7) sa puissance, consiste dans la seule pensée (E2p11), la mens pâtit donc moins par un affect qui la détermine à se représenter plusieurs choses ensemble, que par un affect d’égale grandeur, mais qui retient la mens occupée à se représenter un seul ou un plus petit nombre d’objets. C’était le second point. Enfin cet affect (E3p48), dans la mesure où il se rapporte à plus de causes extérieures, est aussi moindre à l’égard de chacune. C.Q.F.D.


Aussi longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires a notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps conformément à l’ordre selon la compréhension.


Les affects qui sont contraires à notre nature, c’est-à-dire (E4p30) qui sont mauvais, sont mauvais dans la mesure où ils empêchent la mens de comprendre (E4p27). Donc, aussi longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires à notre nature, la puissance de la mens, par laquelle elle s’efforce de comprendre les choses (E4p26), n’est pas empêchée; et ainsi, elle a le pouvoir de former des idées claires et distinctes et de les déduire les unes des autres (E2p40s2 et E2p47s); et par conséquent (E5p1), nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps conformément à l’ordre selon la compréhension. C.Q.F.D.


Gràce à ce pouvoir que nous avons d’ordonner et d’enchaîner correctement les affections du corps, nous pouvons faire en sorte qu’il ne soit pas facile pour les affects mauvais de nous affecter. Car (E5p7) une force plus grande est requise pour contrarier des affects ordonnés et enchaînés conformément à l’ordre selon la compréhension que des affects incertains et erratiques.
Ce que nous pouvons donc faire de mieux, tant que nous n’avons pas une connaissance parfaite de nos affects, c’est de concevoir une règle de vie correcte, c’est-à-dire certaines maximes de vie, de les confier à la mémoire et de les appliquer sans relâche aux choses particulières qu’il est courant de rencontrer dans la vie, pour qu’ainsi notre imagination en soit affectée en profondeur et que nous les ayons toujours sous la main. Par exemple, parmi les maximes de vie, nous avons posé (E4p46 et E4p46s) qu’il faut triompher de la haine par l’amour ou la générosité, et non pas la contrebalancer par une haine réciproque. Pour avoir toujours sous la main cette prescription de la raison quand il en sera besoin, il faut réfléchir et méditer souvent sur les offenses qui se font communément entre les êtres humains, et sur les façons et moyens de les repousser au mieux par la générosité; car nous joindrons ainsi l’image de l’offense à l’imagination de cette maxime, et (E2p18) nous l’aurons toujours sous la main quand une offense nous sera faite. Mais si nous avons aussi sous la main la prise en compte de notre intérêt véritable et du bien qui résulte d’une amitié mutuelle et de la société commune; la prise en compte en outre du fait que d’une règle de vie correcte naît (E4p52) la satisfaction intérieure la plus haute et que les êtres humains agissent, comme toutes les autres choses, par une nécessité de nature – alors une offense, ou la haine qui a coutume d’en naître, occupera une très petite part de notre imagination et sera aisément surmontée. Et si la colère, qui a coutume de naître des offenses les plus graves, n’est pas aussi facile à surmonter, elle le sera pourtant, quoique non sans irrésolution, au bout d’un intervalle de temps moins grand que si nous ne nous étions pas ménagé ces ressources par une méditation préalable, comme il est évident à partir des propositions E5p6, E5p7 et E5p8. Il faut penser de la même façon à la résolution pour se débarrasser de la crainte; je veux dire qu’il faut recenser et imaginer souvent les périls communs de la vie, et comment on peut au mieux les éviter et les surmonter à force de sang-froid et de force d’âme.
Mais, remarquons-le, en ordonnant nos pensées et nos images, il faut toujours porter notre attention (E4p63c et E3p59) sur ce qui en chaque chose est bon, afin d’être ainsi toujours déterminés à agir à partir d’un affect de joie. Si quelqu’un, par exemple, se voit trop porté à poursuivre la gloire, qu’il pense à son bon usage, au but dans lequel il faut la poursuivre et aux moyens par lesquels on peut l’acquérir; mais non pas à ses abus, sa vanité, à l’inconstance des êtres humains, et autres choses de cette sorte, à quoi personne ne pense sans chagrin; car ce sont les plus ambitieux qui s’affligent le plus à ce genre de pensées quand ils désespèrent d’obtenir l’honneur qu’ils ambitionnent; et dans le temps qu’ils vomissent la colère ils veulent passer pour des sages. Il est donc certain que les plus avides de gloire sont ceux qui crient le plus contre son abus et contre la vanité du monde. Et ce trait n’est pas propre aux ambitieux, il est commun à tous ceux à qui la fortune est contraire, et qui ne sont pas maîtres de leurs émotions. Car le pauvre avide d’argent ne cesse lui aussi de parler de l’abus de la richesse et des vices des riches; par où il ne fait rien que s’affiiger lui-même, et montrer aux autres qu’il supporte mal non seulement sa propre pauvreté mais aussi la richesse d’autrui. De même aussi ceux que leur maîtresse a mal accueillis ne pensent qu’à l’inconstance des femmes, à la fourberie de leur cœur et à toute la litanie de leurs vices: tout est oublié aussitôt que leur maîtresse les accueille de nouveau. C’est pourquoi celui qui s’applique à gouverner ses affects et ses appétits par le seul amour de la liberté s’efforcera, autant qu’il le peut, de connaître les forces d’agir et leurs causes, et d’emplir son cœur du contentement qui naît de leur connaissance vraie, sans le moins du monde considérer les vices des êtres humains ni dénigrer les êtres humains et se réjouir d’un faux air de liberté. Celui qui observera soigneusement ces préceptes (et ce n’est pas difficile en effet) et s’y exercera, oui, au bout de peu de temps, il pourra la plupart du temps diriger ses actions sous le commandement de la raison.


Plus il y a de choses à quoi une certaine image se rapporte, plus elle est fréquente, autrement dit plus souvent elle prend de la force, et plus elle occupe la mens.


En effet, plus il y a de choses à quoi une image ou un affect se rapporte, plus il y a de causes qui peuvent l’exciter ou l’alimenter; et ces causes, la mens (par hypothese) les considère toutes à la fois du fait de cet affect; et ainsi, plus fréquent est l’affect, c’est-à-dire plus souvent il prend de la force, et (E5p8) plus il occupe la mens. C.Q.F.D.


Les images des choses se joignent, plus facilement qu’aux autres, aux images qui se rapportent à des choses que nous comprenons clairement et distinctement.


Les choses que nous comprenons clairement et distinctement sont ou bien des propriétés communes de choses ou bien ce qui s’en déduit (voir la définition de la raison dans E2p40s2) et par conséquent elles sont (E5p11) plus souvent excitées en nous. Il peut ainsi plus facilement nous arriver de considérer les autres choses en même temps que celles-ci qu’en même temps que d’autres; et par conséquent (E2p18) il peut plus facilement arriver qu’elles se joignent à celles-ci plutôt qu’à d’autres. C.Q.F.D.


Plus il y a d’autres images a quoi une certaine image a été jointe, plus souvent elle prend de la force.


Car plus il y a d’autres images à quoi une certaine image a été jointe, plus (E2p18) il y a de causes par lesquelles elle peut être excitée. C.Q.F.D.

 


La mens peut faire que les affections du corps, autrement dit les images des choses, se rapportent toutes à l’idée de la substance-dieu.


Il n’est aucune affection du corps dont la mens ne puisse former quelque concept clair et distinct (E5p4); et ainsi elle peut faire (E1p15) qu’elles se rapportent toutes à l’idée de la substance-dieu. C.Q.F.D.


Qui se comprend clairement et distinctement, lui-même et ses affects, aime la substance-dieu; et il l’aime d’autant plus qu’il se comprend davantage lui-même et ses affects.


Qui se comprend clairement et distinctement, lui-même et ses affects, est joyeux (E3p53), et cela avec accompagnement de l’idée de la substance-dieu (E5p14); et ainsi (E3dga) il aime la substance-dieu, et cela (pour la même raison) d’autant plus qu’il se comprend davantage, lui-même et ses affects. C.Q.F.D.


Cet amour envers la substance-dieu doit occuper dans la mens la place la plus grande.


Cet amour, en effet, est joint à toutes les affections du corps (E5p14), qui toutes l’alimentent (E5p15); il doit ainsi (E5p11) occuper dans la mens la place la plus grande. C.Q.F.D.


La substance-dieu n’éprouve pas de passions, et nul affect de joie ou de tristesse ne l’affecte.


En tant qu’elles sont rapportées à la substance-dieu, toutes les idées sont vraies (E2p32), c’est-à-dire (E2d4) adéquates; et ainsi (E3dga) la substance-dieu n’éprouve pas de passions. Ensuite, la substance-dieu ne peut passer à une perfection ni plus grande ni moindre (E1p20c2); et ainsi (E3ad2 et E3ad3) elle n’est affectée par aucun affect de joie ni de tristesse. C.Q.F.D.


La substance-dieu, à proprement parler, n’aime personne et n’a personne en haine. Car la substance-dieu (E5p17) n’est affecté d’aucun affect de joie ni de tristesse, et par conséquent (E3ad6 et E3ad7) elle n’aime personne et n’a personne en haine.


Nul ne peut haïr la substance-dieu.


L’idée de la substance-dieu, qui est en nous, est adéquate et parfaite (E2p46 et E2p47); et ainsi, dans la mesure où nous considérons la substance-dieu, nous agissons (E3p3), et par conséquent (E3p59) il ne peut y avoir aucune tristesse que l’idée de la substance-dieu accompagne, autrement dit (E3da7), nul ne peut haïr la substance-dieu, C.Q.F.D.


L’amour envers la substance-dieu ne peut se changer en haine.


Mais l’on peut objecter qu’en comprenant la substance-dieu comme cause de toutes choses, nous la
considérons par là même comme cause de la tristesse. Et voici ce que j’y réponds: dans la mesure où nous comprenons les causes de la tristesse, elle cesse (E5p3) d’être une passion, c’est-à-dire (E3p59) qu’elle cesse d’être une tristesse; et ainsi, dans la mesure où nous comprenons que la substance-dieu est cause de la tristesse, nous sommes joyeux.


Qui aime la substance-dieu ne peut faire effort pour que la substance-dieu l’aime en retour.


Si un être humain faisait cet effort, il désirerait donc (E5p17c) que la substance-dieu, qu’il aime, ne soit pas la substance-dieu, et par conséquent (E3p19) il désirerait être attristé, ce qui (E3p23) est absurde. Qui donc aime la substance-dieu etc. C.Q.F.D.


Cet amour envers la substance-dieu ne peut être souillé par aucun affect d’envie ni de jalousie; mais il est d’autant plus renforcé que nous imaginons plus d’humains unis à la substance-dieu par ce même lien d’amour.


Cet amour envers la substance-dieu est le bien le plus haut que nous puissions rechercher d’après le commandement de la raison (E4p28), il est commun à tous les êtres humains (E4p36), et nous désirons que tous en jouissent (E4p37): il ne peut ainsi (E3ad23) être entaché par un affect d’envie, ni non plus (E5p17 et aussi la définition de la jalousie, E3p35s) par un affect de jalousie; il doit au contraire (E3p31) être d’autant plus renforcé que nous imaginons plus d’êtres humains qui en jouissent. C.Q.F.D.


Nous pouvons de la même façon montrer qu’il n’y a aucun affect qui soit directement contraire à cet amour, et par lequel cet amour puisse être détruit; et ainsi nous pouvons conclure que cet amour envers la substance-dieu est le plus constant de tous les affects, et qu’il ne peut, en tant que rapporté au corps, être détruit qu’avec le corps lui-même. De quelle nature il est en tant que rapporté à la mens seule, nous le verrons plus tard.
Je viens donc de regrouper tous les remèdes aux affects, autrement dit tout ce que la mens, considérée en elle seule, peut contre les affects; ce qui fait apparaître que la puissance de la mens sur les affects consiste: 1°) dans la connaissance même des affects (E5p4s); 2°) en ce qu’elle sépare les affects de la pensée d’une cause extérieure que nous imaginons confusément (E5p2 et E5p4s); 3°) dans le temps, par quoi les affections qui se rapportent à des choses que nous comprenons l’emportent sur celles qui se rapportent à des choses que nous concevons de façon confuse, c’est-à-dire mutilée (E5p7); 4°) dans la multiplicité des causes par lesquelles sont alimentées les affections qui se rapportent aux propriétés communes des choses ou à la substance-dieu (E5p9 et E5p11); 5°) enfin dans l’ordre dans lequel la mens peut ordonner ses affects et les enchaîner les uns aux autres (E5p10s et E5p12, E5p13, E5p14).

Mais pour mieux comprendre cette puissance de la mens sur les affects, il faut commencer par remarquer que nous appelons « grands » les affects quand nous comparons l’affect d’un être humain à l’affect d’un autre, et voyons que l’un d’eux éprouve plus que l’autre le même affect; ou quand nous comparons entre eux les affects d’un seul et même être humain, et le trouvons plus affecté ou plus ému par tel affect que par tel autre. Car (E4p5) la force de chaque affect se définit par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre. Or la puissance de la mens se définit par la seule connaissance; tandis que son impuissance, c’est-à-dire sa passion, se mesure seulement à sa privation de connaissance, c’est-à-dire par ce qui fait que les idées sont appelées inadéquates. D’où il suit que la mens qui pâtit le plus est celle dont les idées inadéquates constituent la plus grande part, si bien qu’elle se caractérise plus par ce qu’elle subit que par ce en quoi elle agit; celle qui agit le plus au contraire est celle dont les idées adéquates constituent la plus grande part, si bien que, quoiqu’il y ait en elle autant d’idées inadéquates que dans l’autre, elle se caractérise plus par les idées qu’on attribue à une force d’agir humaine que par celles qui marquent l’impuissance humaine.

Il faut remarquer ensuite que chagrins et infortunes du cœur ont pour principale origine un amour excessif envers une chose qui est soumise à de nombreuses variations et dont nous ne pouvons jamais nous assurer la possession: Car nul n’éprouve de souci ou d’angoisse que pour une chose qu’il aime; et les offenses, les soupçons, les inimitiés et ainsi de suite, ne naissent que de l’amour envers des choses dont personne ne peut être véritablement possesseur. Il nous devient donc facile de concevoir ce que peut sur les affects la connaissance claire et distincte, et surtout ce troisième genre de connaissance (E2p47s) dont le fondement est la connaissance même de la substance-dieu: dans la mesure où les affects sont des passions, si cette connaissance ne les supprime pas absolument (E5p3 avec E5p4s), elle fait au moins qu’ils ne constituent plus que la moindre part de la mens (E5p14). Elle engendre ensuite un amour envers une chose immuable et éternelle (E5p15), dont nous sommes véritablement possesseurs (E2p45): amour que pour cette raison ne peut souiller aucun des vices inhérents à l’amour commun, mais qui peut grandir sans cesse ( E5p15) jusqu’à occuper la plus grande part de la mens (E5p16) et à l’affecter profondément.

J’en ai fini par là avec tout ce qui regarde notre vie présente, Car ce que j’ai dit au commencement de ce scolie, à savoir que j’ai rassemblé dans mon bref exposé tous les remèdes aux affects, chacun pourra le voir aisément s’il prête attention à ce que nous venons de dire dans ce scolie, comme aussi aux définitions de la mens et de ses affects, et enfin aux propositions E3p1 et E3p3. Il est donc temps maintenant que je passe à ce qui relève de la durée de la mens sans relation au corps.


La mens ne peut rien imaginer, ni se souvenir des choses passées, sinon pendant que dure le corps.


La mens n’exprime l’existence actuelle de son corps, et ne conçoit les affections du corps comme actuelles, que pendant que dure le corps (E2p8c), et par conséquent (E2p26), elle ne conçoit aucun corps comme existant en acte sinon pendant que dure son corps, et partant elle ne peut rien imaginer (voir la déf de l’imagination dans E2p17s), ni se souvenir des choses passées, sinon pendant que dure le corps (voir la déf de la mémoire dans E2p18s). C.Q.F.D.


En la substance-dieu, cependant, il y a nécessairement une idée qui exprime l’essence de tel ou tel corps humain, sous l’aspect de l’éternité.


La substance-dieu n’est pas seulement, pour tel ou tel corps humain, cause de son existence: il l’est aussi de son essence (E1p25), laquelle pour cette raison doit nécessairement se concevoir par l’essence même de la substance-dieu (E1a4), et cela avec une certaine éternelle nécessité (E1p16) – concept qui doit nécessairement se trouver en la substance-dieu (E2p3). C.Q.F.D.


La mens humaine ne peut pas être absolument détruite avec le corps; il en demeure quelque chose qui est éternel.


En la substance-dieu il y a nécessairement un concept ou idée qui exprime l’essence du corps humain (E5p22), et pour cette raison cette idée est nécessairement quelque chose qui appartient à l’essence de la mens humaine (E2p13). Mais nous n’attribuons à la mens humaine aucune durée susceptible d’être définie par le temps, sinon dans la mesure où elle exprime l’existence actuelle du corps, laquelle s’explique par la durée et peut se définir par le temps, c’est-à-dire (E2p8c) que nous ne lui attribuons de la durée que tant que dure le corps. Puisque, pourtant, ce qui se conçoit avec une certaine éternelle nécessité par l’essence même de la substance-dieu (E5p22),c’est néanmoins quelque chose, ce quelque chose qui appartient à l’essence de la mens sera nécessairement éternel. C.Q.F.D.

 


Cette idée qui exprime l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité est, comme nous l’avons dit, un mode bien précis du Penser, qui appartient à l’essence de la mens, et qui nécessairement est éternel. Il est impossible pourtant que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, étant donné qu’il ne peut y en avoir aucune trace dans le corps, et que l’éternité ne peut pas se définir par le temps ni avoir aucune relation au temps. Mais néanmoins, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Car la mens ne sent pas moins les choses qu’elle conçoit en les comprenant que celles qu’elle a en mémoire. En effet les yeux de la mens avec lesquels elle voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-mêmes. C’est pourquoi, encore que nous ne nous souvenions pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons pourtant que notre mens, dans la mesure où elle implique l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité, est éternelle, et que cette existence-là qui est sienne ne peut se définir par le temps ni s’expliquer par la durée. Notre mens ne peut donc être dite durer, et son existence ne peut se définir par un temps bien précis, que dans la mesure où elle implique l’existence actuelle du corps; et c’est dans cette seule mesure qu’elle a le pouvoir de déterminer l’existence des choses dans le temps, et de les concevoir selon la durée.


Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons la substance-dieu.


Cela est évident à partir du corollaire de E1p25.


Le suprême effort de la mens, et sa suprême force d’agir, est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance.


Le troisième genre de connaissance procède de l’idée adéquate de certains attributs de la substance-dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses (voir sa définition dans E2p40s2); plus nous comprenons les choses de cette façon, plus (E5p24) nous comprenons la substance-dieu, et partant (E4p28) la suprême force d’agir de la mens, c’est-à­ dire (E4d8) la puissance ou nature de la mens, autrement dit (E3p7) son suprême effort, c’est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance. C.Q.F.D.


Plus la mens est apte à comprendre les choses par le troisième genre de connaissance, plus elle a le désir de les comprendre par ce genre de connaissance.


C’est évident. Car dans la mesure où nous concevons que la mens est apte à comprendre les choses par ce genre de connaissance, nous la concevons comme déterminée à les comprendre par ce genre de connaissance, et par conséquent (E3da1), plus la mens y est apte, plus elle en a le désir. C.Q..F.D.


De ce troisième genre de connaissance naît la satisfaction de la mens la plus haute qu’il puisse y avoir.


La suprême force d’agir de la mens est de connaître la substance-dieu (E4p28), autrement dit de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance (E5p25); et cette force d’agir est d’autant plus grande que la mens connaît davantage les choses par ce genre de connaissance (E5p24); et ainsi, qui connaît les choses par ce genre de connaissance passe à la plus haute perfection humaine; et par conséquent (E3da2) il est affecté de la joie la plus haute, et cela (E2p43) avec l’accompagnement de l’idée de soi-même et de sa force d’agir; et partant (E3da25) de ce genre de connaissance naît la satisfaction la plus haute qu’il puisse y avoir. C.Q.F.D.


L’effort ou le désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut pas naître du premier genre de connaissance, mais bien du second.


Cette proposition est évidente par elle-même. Car tout ce que nous comprenons clairement et distinctement, nous le comprenons ou bien par soi, ou bien par autre chose qui se conçoit par soi; c’est-à-dire que les idées qui sont en nous claires et distinctes, autrement dit les idées qui ont rapport au troisième genre de connaissance (E2p40s2), ne peuvent pas suivre d’idées mutilées et confuses, lesquelles (en vertu du même scolie) se rapportent au premier genre de connaissance; mais elles peuvent suivre d’idées adéquates, autrement dit (en vertu du même scolie) du second et du troisième genres de connaissance; et partant (E3da1) le désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut pas naître du premier, mais bien du second. C.Q.F.D.


Tout ce que la mens comprend sous l’aspect de l’éternité, elle ne le comprend pas du fait qu’elle conçoit l’existence actuelle présente du corps, mais du fait qu’elle conçoit l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité.


Dans la mesure où la mens conçoit l’existence présente de son corps, elle conçoit une durée qui peut être déterminée par le temps, et dans cette mesure elle a seulement la puissance de concevoir les choses en relation avec le temps (E5p21 et E2p26); mais l’éternité ne peut s’expliquer par la durée (E1d8 et son explication). Dans cette mesure la mens n’a donc pas le pouvoir de concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité. Mais puisqu’il est de la nature de la raison de concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité (E2p44c2), et qu’à la nature de la mens il appartient aussi de concevoir l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité (E5p23), et que rien d’autre en dehors de ces deux choses n’appartient à l’essence de la mens (E2p13), cette puissance de concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité n’appartient donc à la mens que dans la mesure où elle conçoit l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité.
C.Q.F.D,


Nous avons deux façons de concevoir les choses comme actuelles : ou bien en tant que nous concevons qu’elles existent en relation avec un temps et un lieu bien précis, ou bien en tant que nous concevons qu’elles sont contenues en la substance-dieu et suivent de la nécessité de la nature de la substance-dieu. Celles qui sont conçues comme vraies ou réelles de cette seconde façon, nous les concevons sous l’aspect de l’éternité, et leurs idées impliquent l’essence éternelle et infinie de la sustance-dieu, comme nous l’avons montré dans E2p45, dont on verra aussi le scolie E2p45s.


Notre mens, dans la mesure ou elle se connait elle-même et connaît le corps sous l’aspect de l’éternité, a nécessairement la connaissance de la substance-dieu, et sait qu’elle est en la substance-dieu et se conçoit par la substance-dieu.


L’éternité est l’essence même de la substance-dieu en tant que cette essence implique l’existence nécessaire (E1d8). Concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité, c’est donc concevoir les choses en tant qu’elles sont conçues par l’essence de la substance-dieu comme des êtres réels, autrement dit en tant que par l’essence de la substance-dieu elles impliquent l’existence; et ainsi notre mens, dans la mesure où elle se conçoit elle-même et conçoit le corps sous l’aspect de l’éternité, a nécessairement la connaissance de la substance-dieu, et elle sait etc. C.F.D.

 


Le troisieme genre de connaissance dépend, comme de sa cause formelle, de la mens en tant que la mens est elle-même éternelle.


La mens ne conçoit rien sous l’aspect de l’éternité sinon en tant qu’elle conçoit l’essence de son corps sous l’aspect de l’éternité (E5p29), c’est-à-dire (E5p21 et E5p23) en tant qu’elle est éternelle; et ainsi (E5p30), en tant qu’elle est éternelle, elle a la connaissance de la substance-dieu – connaissance qui est, certes, nécessairement adéquate (E2p46); et partant, la mens, en tant qu’elle est éternelle, est apte à connaître tout ce qui peut suivre de cette connaissance qu’elle a de la substance-dieu (E2p40), c’est-à-dire à connaître les choses par le troisième genre de connaissance (E2p40s2), troisième genre dont, pour cette raison, la mens (E3d1), en tant qu’elle est éternelle, est la cause adéquate ou formelle. C.F.D.


Plus chacun donc est avancé dans ce genre de connaissance, plus il est conscient de soi-même et de la substance-dieu, c’est-à-dire plus il est parfait et bienheureux: on le verra par la suite de façon plus évidente encore. Mais il faut faire ici une remarque: même si nous sommes certains maintenant que la mens est éternelle en tant qu’elle conçoit des choses sous l’aspect de l’éternité, nous allons pourtant, quant à nous, pour expliquer plus facilement et mieux faire comprendre ce que nous voulons montrer, la considérer comme si elle commençait maintenant à être et à comprendre des choses sous l’aspect de l’éternité, comme nous l’avons fait jusqu’ici; ce qu’il nous est permis de faire sans aucun risque d’erreur à condition que nous ayons la précaution de ne rien conclure que de prémisses parfaitement claires.


À tout ce que nous comprenons par le troisieme genre de connaissance, nous prenons un plaisir qu’accompagne l’idée de la substance-dieu comme cause.


De ce genre de connaissance naît la satisfaction de la mens la plus haute qu’il puisse y avoir, c’est-à­ dire (E3ad25) une joie qu’accompagne l’idée de soi-même (E5p27) et par conséquent (E5p30) qu’accompagne aussi l’idée de la substance-dieu comme cause. C.Q.F.D.


Du troisième genre de connaissance naît nécessairement l’amour compréhensif de la substance-dieu. Car de ce genre de connaissance naît (E5p31) une joie qu’accompagne l’idée de la substance-dieu comme cause, c’est-à-dire (E3ad6) un amour de la substance-dieu, non pas en tant que nous imaginons cette substance-dieu comme présent (E5p29), mais en tant que nous comprenons qu’elle est éternelle; et voilà ce que j’appelle l’amour compréhensif de la substance-dieu.


L’amour compréhensif de la substance-dieu, qui naît du troisieme genre de connaissance, est éternel.


Le troisième genre de connaissance en effet (E5p31 et E1a3) est éternel; et ainsi (E1a3) l’amour qui en naît est, lui aussi, nécessairement éternel. C.Q.F.D.


Quoique cet amour envers la substance-dieu n’ait pas eu de commencement (E5p33), il a cependant toutes les perfections de l’amour, exactement comme s’il avait pris naissance, comme nous l’avions feint (E5p32c). Nulle différence ici, sauf que la mens a eu de toute éternité ces mêmes perfections dont nous avions feint qu’elles venaient maintenant s’ajouter à elle, et cela avec l’accompagnement de l’idée de la substance-dieu comme cause éternelle. Si la joie consiste dans le passage à une plus grande perfection, la béatitude assurément doit consister pour la mens à posséder la perfection elle-même.


La mens n’est soumise aux affects qui sont de l’ordre des passions que pendant la durée du corps.


Une imagination est une idée par laquelle la mens considère une chose comme présente (E2p17s), mais qui pourtant indique plus l’état présent du corps humain que la nature de la chose extérieure (E2p16c2). Un affect est donc (E3dga) une imagination, dans la mesure où il indique l’état présent du corps. Et ainsi (E5p21) la mens n’est soumise aux affects qui sont de l’ordre des passions que pendant la durée du corps. C.Q.F.D.


Il s’ensuit que nul amour n’est éternel, sinon l’amour compréhensif.


Si nous tournons notre attention vers l’opinion courante des êtres humains, nous verrons qu’ils sont bien conscients de l’éternité de leur mens, mais qu’ils la confondent avec la durée et qu’ils l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire; dont ils croient qu’elle subsiste après la mort.


La substance-dieu s’aime elle-même d’un amour compréhensif infini.


La substance-dieu est absolument infinie (E1d6), c’est-à-dire que (E2d6) la substance-dieu jouit par nature d’une infinie perfection; et cela (E2p3) avec accompagnement de l’idée de soi-même, c’est-à-dire (E1d1 et E1p11) de l’idée de sa propre cause; et c’est là ce que (E5p32c) nous avons dit être l’amour compréhensif.


L’amour compréhensif de la mens envers la substance-dieu est l’amour même de la substance-dieu, par lequel la substance-dieu s’aime elle-même, non point en tant qu’elle est infinie, mais en tant qu’elle peut s’expliquer par l’essence de la mens humaine considérée sous l’aspect de l’éternité; c’est-à-dire que l’amour compréhensif de la mens envers la substance-dieu est une part de l’amour infini par lequel la substance-dieu s’aime elle-même.


Cet amour de la mens doit être rapporté aux actions de la mens (E5p32c et E3p3), et partant il est l’action par laquelle la mens se considère elle-même avec l’accompagnement de l’idée de la substance-dieu comme cause (E5p32 et E5p32c), c’est-à-dire (E1p25c et E2p11c) l’action par laquelle la substance-dieu, en tant qu’elle peut s’expliquer par la mens humaine, se considère elle-même avec l’accompagnement de l’idée de soi; et ainsi (E5p35) cet amour de la mens est une partie de l’amour infini par lequel la substance-dieu s’aime elle-même. C.Q.F.D.


Il s’ensuit que la substance-dieu, dans la mesure où elle s’aime elle-même, aime les êtres humains, et par conséquent que l’amour de la substance-dieu envers les êtres humains et l’amour compréhensif de la mens envers la substance-dieu sont une seule et même chose.


Nous comprenons par là clairement en quoi consiste pour nous le salut, ou la béatitude, ou la liberté: en un amour constant et éternel envers la substance-dieu, autrement dit en l’amour de la substance-dieu envers les êtres humains. C’est cet amour ou béatitude qui est appelé gloire dans les saintes Écritures, et à très juste titre. Car cet amour, qu’on le rapporte à la substance-dieu ou à la mens, peut correctement s’appeler satisfaction intérieure, laquelle en réalité ne se distingue pas vraiment de la gloire (E3ad25 et E3ad30). Car en tant qu’il est rapporté à la substance-dieu, il est (E5p35) une joie, s’il est permis de se servir encore de ce terme, qu’accompagne l’idée de soi­ même, comme aussi en tant qu’il est rapporté à la mens (E5p27). Ensuite, puisque l’essence de notre mens consiste seulement en une connaissance dont la substance-dieu est le principe et le fondement (E1p15 et E2p47), nous voyons maintenant clairement comment et de quelle manière notre mens suit de la nature substantielle selon l’essence et l’existence et dépend continuellement de la substance-dieu. J’ai jugé qu’il valait la peine de le remarquer ici, pour montrer sur cet exemple combien la connaissance des choses singulières que j’ai appelée intuitive, autrement dit du troisième genre (E2p40s2) est puissante et l’emporte sur la connaissance universelle dite par moi du second genre. Car bien que j’ai montré dans la première partie, de façon générale, que tout (et par conséquent aussi la mens humaine) dépend de la substance-dieu selon l’essence et l’existence, cette démonstration, si légitime qu’elle soit et à l’abri du doute, ne touche pourtant pas autant notre mens que lorsque nous le concluons précisément de l’essence même d’une chose singulière, quelle qu’elle soit, dont nous disons qu’elle dépend de la substance-dieu.


Il n’y a rien dans la nature qui soit contraire a cet amour, autrement dit rien qui puisse le supprimer.


Cet amour compréhensif suit nécessairement de la nature de la mens dans la mesure où on la considère, à partir de la nature de la substance-dieu, comme une vérité éternelle (E5p33 et E5p29). Donc s’il y avait quelque chose qui puisse être contraire à cet amour, ce serait contraire au vrai; et par conséquent ce qui pourrait détruire cet amour ferait que ce qui est vrai soit faux, ce qui (comme il est connu de soi) est absurde. Donc il n’y a rien dans la nature etc. C.Q.F.D.


L’axiome de la quatrième partie (E4a) porte sur les choses singulières en tant qu’on les considère dans leur rapport à un temps et à un lieu bien précis: personne n’en doute, je crois.


Plus la mens comprend de choses par les second et troisieme genres de connaissance, moins elle pâtit des affects qui sont mauvais, et moins elle craint la mort.


L’essence de la mens consiste dans une connaissance (E2p11); donc plus la mens connaît de choses par le second et le troisième genre de connaissance, plus grande est la part qui en demeure (E5p29 et E5p23), et par conséquent (E5p38), plus grande en est la part qui n’est pas touchée par les affects qui sont contraires à notre nature, c’est-à-dire (E4p30) qui sont mauvais. C’est pourquoi plus la mens comprend de choses par les second et troisième genres de connaissance, plus grande est la part qui en demeure indemne et par conséquent moins elle pâtit des affects etc. C.Q.F.D.


Nous comprenons par là le point que j’ai touché dans le scolie de E4p39, et que j’ai promis d’expliciter dans cette partie: à savoir, que la mort est d’autant moins nuisible que la mens a plus de connaissance claire et distincte, et par conséquent que la mens aime plus la substance-dieu. En outre, parce que (E5p27) du troisième genre de connaissance naît la satisfaction la plus haute qu’il puisse y avoir, il s’ensuit que la mens humaine peut être d’une nature telle que ce qui périt d’elle avec le corps, comme nous l’avons montré (E5p21), soit sans importance par rapport à ce qui demeure d’elle. Mais là-dessus, je vais bientôt revenir plus longuement.


Qui un corps aux multiples aptitudes a une mens dont la plus grande part est éternelle.


Qui a un corps apte à accomplir le plus d’actions est le moins en proie aux affects qui sont mauvais (E4p38), c’est-à-dire (E4p30) aux affects qui sont contraires à notre nature; et ainsi (E5p10) il a le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections de son corps selon un ordre qui les accorde à la compréhension, et par conséquent de faire (E5p14) que toutes les affections de son corps soient rapportées à l’idée de la substance-dieu; il en résultera (E5p15) qu’il sera affecté envers la substance-dieu d’un amour qui (E5p16) doit occuper, autrement dit constituer, la plus grande part de sa mens; et partant (E5p33) il a une mens dont la plus grande part est éternelle. C.Q.F.D.


Les corps humains ayant des aptitudes multiples, nul doute qu’ils puissent par nature se rapporter à des mentes qui aient une grande connaissance de soi et de la substance-dieu, dont la plus grande ou principale part soit éternelle, et qui ainsi ne craignent guère la mort. Mais pour mieux éclairer ces points, il faut remarquer ici que nous vivons dans un continuel changement, et qu’on nous dit heureux ou malheureux: selon que nous changeons en mieux: ou en pire. On dit en effet malheureux celui qui, de nourrisson ou d’enfant, est passé à l’état de cadavre, et inversement on attribue au bonheur d’avoir pu parcourir toute la durée de notre vie avec une mens saine dans un corps sain. Et en vérité, celui qui, tel un nourrisson ou un enfant, a un corps aux aptitudes très peu nombreuses, et qui dépend le plus des causes extérieures, a une mens qui, considérée seule, n’a presque pas conscience de soi ni de la substance-dieu, ni des choses; et, inversement, celui qui a un corps aux aptitudes très nombreuses a une mens qui, considérée seule, est fort consciente de soi, de la substance-dieu, et des choses. Nous nous efforçons donc avant tout dans cette vie de faire en sorte que le corps du nourrisson se change en un autre qui, pour autant que sa nature le supporte et qu’il lui convient, ait de très nombreuses aptitudes et se rapporte à une mens qui soit le plus consciente de soi, de la substance-dieu et des choses: si bien que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination au regard de sa compréhension n’aura guère d’importance, comme je l’ai déjà dit dans le scolie de la proposition précédente.


Plus chaque chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit; et réciproquement plus elle agit, plus elle est parfaite.


Plus chaque chose est parfaite, plus elle a de réalité (E2d6), et par conséquent (E3p3 et E3p3s) plus elle agit et moins elle pâtit. La démonstration se faisant aussi bien de la même façon dans l’ordre inverse, il s’ensuit que réciproquement une chose est d’autant plus parfaite qu’elle agit davantage. C.Q.F.D.


Il s’ensuit que la part de la mens qui demeure, quelle que soit sa grandeur, est plus parfaite que le reste. Car la part éternelle de la mens (E5p23 et E5p29) est la compréhension, par lequel seul nous sommes dits agir (E3p3); et celle dont nous avons montré qu’elle périt, c’est l’imagination (E5p21), par laquelle seule nous sommes dits pâtir (E3p3 et E3dga); et ainsi (E5p40), quelle que soit sa grandeur, la première est plus parfaite que la seconde. C.Q.F.D.


Voilà ce que je m’étais proposé de montrer concernant la mens en tant qu’on la considère sans relation à l’existence du corps. Il apparaît par là en même temps que par E1p21 et d’autres passages, que notre mens, en tant qu’elle comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi à l’infini, si bien que tous ensemble ils constituent la compréhension éternelle et infinie de la substance-dieu.


Même si nous ignorions que notre mens est éternelle, nous tiendrions pourtant pour primordial la piété et la religion, et de façon générale tout ce dont nous avons montré dans la quatrième partie le rapport à la résolution et à la générosité.


Le premier et unique fondement de la force d’agir, c’est-à-dire de la droite règle de vie, c’est (E4p22c et E4p24) de rechercher son propre intérêt. Mais pour déterminer ce que la raison nous dicte comme étant notre intérêt, nous n’avons tenu aucun compte de l’éternité de la mens, dont nous venons juste d’avoir connaissance dans cette cinquième partie. Nous avions donc beau ignorer alors que la mens est éternelle, nous avons pourtant tenu pour primordial ce dont nous avons montré le rapport à la résolution et à la générosité. Et ainsi, même si maintenant encore nous ignorions cette éternité, nous tiendrions pourtant pour primordiales les mêmes prescriptions de la raison. C.Q.F.D.


La foule semble communément persuadée du contraire : car la plupart semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où on les laisse obéir à leur pulsion, et qu’ils cèdent de leur droit dans la mesure où ils sont contraints de vivre d’après la prescription de la loi divine. La piété, la religion, et plus généralement tout ce qui se rattache à la force d’âme, sont, à ce qu’ils croient, des fardeaux, dont ils espèrent se décharger après la mort pour recevoir le prix de la servitude, en l’occurrence de la piété et de la religion. Et c’est non seulement cet espoir mais aussi et principalement la crainte d’être punis après la mort par de terribles supplices, qui les incitent à vivre d’après la prescription de la loi divine, pour autant que le permettent leur faiblesse et l’impuissance de leur cœur. Si les êtres humains n’avaient pas en eux cet espoir et cette crainte, s’ils croyaient au contraire que les mentes périssent avec le corps et qu’il ne reste pas longtemps à vivre aux malheureux qu’a accablés le poids de la piété, ils retourneraient à leur complexion et voudraient tout gouverner d’après leur pulsion pour obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui me semble aussi absurde que si l’on voulait, parce qu’on ne croit pas qu’on pourra nourrir éternellement son corps de bons aliments, se rassasier de préférence de poisons et d’aliments mortifères ; ou que si, parce qu’on voit que la mens n’est pas éternelle ou immortelle, on préférait n’avoir pas de mens, être dément, et vivre sans la raison. Absurdités telles qu’elles ne méritent guère qu’on en fasse la revue.


La béatitude n’est pas le prix de la force d’agir mais la force d’agir elle-même ; et si nous en éprouvons la jouissance, ce n’est pas parce que nous contrarions les désirs, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la jouissance que nous pouvons contrarier les désirs.


La béatitude consiste en un amour envers la substance-dieu (E5p36 et E5p36s), amour qui naît assurément du troisième genre de connaissance (E5p32), et ainsi cet amour (E3p59) doit être rapporté à la mens en tant qu’elle agit, partant (E4d8) il est la force d’agir elle-même. Voilà pour le premier point.
Ensuite, plus la mens éprouve la jouissance de cet amour substantiel ou béatitude, plus elle comprend (E5p32), autrement dit (E5p3c) plus elle a de puissance sur les affects, et (E5p38) moins elle pâtit des affects qui sont mauvais ; si bien que la mens, du fait qu’elle éprouve la jouissance de cet amour substantiel ou béatitude, a le pouvoir de contrarier les désirs. Et puisque la puissance qu’ont les êtres humains pour contrarier les affects consiste dans la seule compréhension, nul ne jouit donc de la béatitude parce qu’il a contrarié les affects, c’est au contraire le pouvoir de contrarier les désirs qui naît de la béatitude. C.Q.F.D.


Voilà que j’en ai fini avec tout ce que j’avais voulu montrer quant à la puissance de la mens sur ses affects, et quant à la liberté de la mens. On voit ainsi combien le sage a de valeur et combien il est plus puissant que l’ignorant que seule une pulsion fait agir. L’ignorant en effet, outre qu’il est agité de multiples façons par les causes extérieures et ne possède jamais la véritable satisfaction intérieure, vit en outre dans une quasi inconscience de lui-même, de la substance-dieu et des choses : qu’il cesse de pâtir, aussitôt il cesse d’être. Le sage au contraire, si on le considère en tant que tel, le cœur à peine ému, conscient par quelque éternelle nécessité de lui-même, de la substance-dieu et des choses, ne cesse jamais d’être mais toujours il possède la véritable satisfaction intérieure. Si maintenant la voie dont j’ai montré qu’elle conduit jusque-là paraît bien ardue, il est possible pourtant de la découvrir. Et il faut bien que soit ardu ce qui est si rarement trouvé. Car si le salut était à portée de la main et pouvait se trouver sans grande peine, comment pourrait-il se faire que tous ou presque le négligent ? Mais tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare.